La catastrophe est imminente, Il faut s’en persuader pour mieux la conjurer : un bloc électoral face à la fragmentation politique ; un bloc historique où toute couche sociale dans sa marche au pouvoir doit s’ouvrir à d’autres couches pour l’emporter ; un bloc idéologique ; un bloc mondial. 

1/ UN BLOC ELECTORAL 

Jamais les conditions n’ont été à ce point réunies pour que le lepénisme s’empare du pouvoir. Marine Le Pen a gagné les européennes, progressant d’un million de voix depuis les législatives. Au deuxième tour de la présidentielle, elle a réuni 11 millions de voix, malgré un débat de deuxième tour calamiteux démontrant ses limites personnelles. Il y a d’abord un bloc électoral face à la fragmentation politique. Il suffit d’observer le paysage politique pour constater l’émiettement de celui-ci, même si la République En Marche a donné l’impression de surnager dans un océan de personnalités divisées. 

Les prochaines élections, municipales, départementales et régionales ne seront pas décisives pour le parti d’extrême-droite mais lui permettront de camper sur un tiers de l’électorat. 

Les institutions de la 5e république sont un barrage à la fronde parlementaire, pas un paratonnerre à la colère populaire. L’élection du Président de la République au suffrage universel uninominal à deux tours, implique trois conditions : le bi-campisme, être suffisamment haut au premier tour et suffisamment acceptable au second.  

Mitterrand fixait à 23% le premier tour, des réserves ou des divisions en face et le rejet du camp dominant et sortant pour l’emporter : « au premier tour on choisit, au second on élimine ». Toute l’équation est là pour Emmanuel Macron qui sera « l’éliminé » d’autant que le président est le seul sous la 5e république, à ne pas avoir thématisé le rassemblement des Français. Il aura établi son régime sous la bannière du « monde nouveau » renvoyant symboliquement les Français dans « l’ancien monde » : cette ligne de partage artificielle jouera demain un très grand rôle

Hier, le vote urbain constituait un fort barrage à l’extrême-droite nationale populiste. Aujourd'hui, il est lui aussi en voie de fragmentation devant la multiplicité des offres politiques. 

On ne peut pas se gargariser de l’archipel français sans tirer des conséquences politiques de cette constatation sociologique. Le barrage urbain perd de son efficacité, mais, surtout le vote suburbain de cette France dite « périphérique », voire rurale, a pris conscience de son poids et de son vote, elle qui s’abstenait tant. On ne peut pas avoir dit que les gilets jaunes rappelaient à la surface le refoulé du pays sans que ce fait ait aussi des conséquences politiques. 

Il est de bon ton d’évoquer le plafond de verre pour Marine Le Pen. C’est un argument robuste mais, pour qu’il fonctionne, encore faut-il que la dynamique du rejet lepéniste soit supérieure aux préventions pour le candidat resté en lice pour le second tour. Cela avait en partie fonctionné en 2017…en partie seulement car le vote blanc et l’abstention étaient notables. 

En 2022, Emmanuel Macron, si c’est lui, ne surprendra plus : il aura gouverné, il sera sorti de l’ambiguïté à ses dépens. Son rapport à l’opinion sera donc différent. La dislocation de l’offre politique qui lui permet aujourd'hui de se maintenir minera sa propre situation. La multiplication des candidatures, donc des choix au premier tour, limitera mathématiquement l’espace macronien. Il n’est pas, dans ces conditions, improbable que Emmanuel Macron soit sous les 20 %. C’est l’effet boomerang de la fragmentation.

Et Macron n’est plus à ce point attractif pour être le vote utile face à un trop plein de candidatures. 

Quant au deuxième tour, ce n’est pas la même chose de l’aborder en tête ou sous les 20 %. Lorsque l’on voit le mur de l’opinion a 70/75 %, dernier sondage BFM, où chacun a une raison d’en vouloir au président, on perçoit le divorce avec l’exécutif. Le président s’est, à cette étape, sorti de la crise des gilets jaunes en insufflant 15 milliards dans l’économie et en payant de sa personne. Il a bien géré le G7. Et donc il retrouve 30 % d’opinions favorables d’autant qu’il n’y a pas d’alternative. Mais il y a 70 % d’une sourde opposition hétérogène qui le rejette quoi qu’il fasse. 

Le coup de pied à suivre sur les retraites et les déclarations présidentielles de cet été « je ne crois pas que nous soyons sortis de la crise » démontre que l’exécutif en a conscience. 

L’effet combiné du bloc compact lepéniste et l’émiettement en face rongée par une hostilité réciproque. Ceci donne une chance réelle à la patronne de l’extrême-droite, d’autant plus qu’à la rhétorique du barrage au populisme s’opposera celle du barrage à Macron. Et le dégagisme qui s’est exercé contre les partis traditionnels, s’exercera contre le sortant Macron. 

2/ UN BLOC HISTORIQUE

Il y a une deuxième raison : le bloc historique, pour parler comme Gramsci dans ses lettres de prison. Ce dernier enseignait que toute couche sociale dans sa marche au pouvoir doit s’ouvrir à d’autres couches pour l’emporter. Ce fut le cas en 1981, où Mitterrand catalysa bien au-delà de la gauche ouvrière et salariée. Il se constitua un front de classes pour parler comme feu Jean Poperen. Le bloc historique frontiste va bien au-delà des couches spoliées par la décolonisation et qui furent la première base électorale de Jean-Marie Le Pen, sortant de l’extrême-droite groupusculaire.  Le vote populaire et protestataire des bassins de chômage, dans le Pas de Calais, le couloir rhodanien et l’Est français confronté à la désindustrialisation est en parti capté par le Rassemblement national. Le vote des laissés pour compte de la métropolisation, ou des relégués de la « rurbanité » est très présent dans ce bloc.

On peut y ajouter aussi les commerçants et artisans concurrencés par la concentration des grandes surfaces à la périphérie des villes. Les mêmes se redéployent maintenant dans de petites unités à grandes enseignes dans les villes, où mis hors-jeu par le e-commerce dont les plus gros (GAFA) s’émancipent de l’impôt. 

Il y a encore une bourgeoisie de rente traditionnellement très à droite et souvent traditionaliste bousculée par l’évolution de la société et des mœurs. 

On trouve dans ce bloc historique, qu’il faut bien nommer identitaire, des agents de l’État principalement dans les fonctions sécurités, ulcérés par la paupérisation de l’État et mis devant la difficulté d’exécuter leur mission dans une France plus multiculturelle que dans les années 60.

Et puis des communautés à la recherche de leur espace cultuel et donc de facteurs d’ordre ou et ce n’est pas le moindre des paradoxes des jeunes sans collier ni emploi qui font de la violence urbaine un mode d’expression politique. 

Tout ceci est très hétérogène mais chacun a une raison de détester l’État et trouver dans le vote Le Pen un moyen de faire « turbuler » le système.

La rentrée " sociale " de Marine Le Pen vise évidemment à élargir ce bloc historique. 

3/ UN BLOC IDÉOLOGIQUE

Depuis maintenant quarante ans, la nouvelle droite travaille la société française pendant que la gauche a arrêté de penser le nouveau monde. Celle-ci a construit un nouveau paradigme idéologique dominant. Et Gramsci, encore lui, nous indique, que la conquête de la superstructure est tout aussi importante que le bloc historique.

Les idéologues de la nouvelle droite, Alain de Benoist ou Jean-Yves Le Gallou avait inventé les trois i : l’immigration, l’insécurité et l’identité. La Gauche et les Républicains ont été battus sur les trois items : trop en retard, trop dans la dénégation, trop flous. Les deux premiers ont parfaitement fonctionné pour faire émerger un bloc idéologique, le troisième est en train d’unifier un bloc historique. 

L’identité, qui non seulement parle à toutes les sociologies, mais raisonne dans une droite qui a perdu son Aron, mais découvre son Macron. L’identité qui culmine avec le « grand remplacement ». L’identité qui permet de caresser la peur de l’autre et de constituer un bloc réactionnaire à tout ce qui vient boucler le monde ancien. Ce discours a percuté même une partie de la gauche qui le déplace sur l’imminence d’un effondrement républicain devant la montée du communautarisme. Je ne discute pas le bienfondé de cette thèse. Je peux le partager en partie. Je dis seulement que cela rentre en résonnance avec ce qui s’apparente à un nouveau discours dominant, qui est lui-même légitimé par de nombreux intellectuels, à commencer par Finkielkraut ou Houellebecq, voire maintenant Michel Onfray. 

Dans un autre registre, le slogan le plus repris dans le meeting du Front national c’est : « on est chez nous », puissant vecteur d’un inconscient collectif qui a la hantise du métissage. Même si la revendication identitaire a d’autres vecteurs, la mondialisation, le métissage culturel anglo-saxon par exemple, le plus puissant reste le slogan, pour tout dire xénophobe, « on est chez nous ». 

Mais l'identité, et voilà un autre paradoxe, est revendiqué par des communautés dont la plus visible est la communauté musulmane, travaillée par des courants minoritaires intégristes qui veulent rompre avec la République. 

Mais ce faisant, ils nourrissent par les manifestations visibles de cet état, la revendication unifiante d’une identité française menacée. 

Dans un monde, en proie à l’hystérie identitaire pour reprendre le concept de Eric Dupin, faute de projet social pertinent après la chute des grandes utopies libératrices, le thème fruste mais robuste « On n’est plus chez nous » ou « On n’est plus nous » fait œuvre de viatique commun comme là où en 1981, la justice sociale faisait elle, le lien de toutes les gauches. 

Le second thème commun, car c’est un thème plus qu’un concept, c’est le rejet des élites, le fameux France d’en bas-France d’en haut. Cette France d’en haut, hors sol, avec ses codes, ses marottes, son discours disqualifiant. Discutant avec de nombreux gilets jaunes où des Français, disons relégués, lors de mes visites sur le terrain, j’ai été frappé par ce clivage dont on parle, mais dont ne mesure pas la source de souffrances et donc de haines.

Comme nos élites se complaisent à s’auto-dénigrer, comme elles pratiquent la déconstruction de tout discours un peu rationnel, comme elles étayent sans arrêt leurs choix souvent idéologique par l’exemple des autres pays qui auraient tout compris, alors que la France n’a rien compris à la modernité.

Ces discours provoquent les conditions d’une coalition anti-élites qui ne demande qu’à exister. C’est d’ailleurs le problème de Macron qui est passé du statut d’un allié potentiel contre les partis élite qui bloquaient le système au statut de la forme la plus achevée des élites.

Le troisième trait commun résume les deux premiers, c’est celui de l’Europe. Elle est pour ces Français, source de perte d’identité et le seul projet des élites, mais surtout une grille d’explication facile qui va bien au-delà de la droite et renforce le bloc historique exposé plus haut.

Enfin, Macron en gagnant, tout en décomposant les partis de gouvernement et marginalisant les corps intermédiaires, a libéré le populisme. Ce dernier prend au mot le dégagisme de l’ancienne classe politique et se propose de finir le travail. D’autant que Macron est dans un terrible piège. Pour se maintenir, il sur joue « entre moi et le populisme il n’y a rien », mais ce faisant, construit le national-populisme. 

4/ UN BLOC MONDIAL 

La banalisation de l’extrême-droite fut d’abord rendue possible par le dernier cadeau de Le Pen à cette famille politique. Et l’attaquant violemment en soulignant qu’elle quittait ses habits extrémistes, il a donné à sa fille un brevet de respectabilité et fait tomber le barrage idéologico-politique à son égard. La présence d’anciens ministres de Sarkozy sur les listes du Rassemblement National cautionnant cette dernière, n’a choqué personne et a fait le reste :

Marine Le Pen serait une dirigeante comme les autres, d’un parti comme les autres. Compliqué dans ces conditions de mobiliser un rejet. Il est au mieux l’impression rétinienne du père et ne fonctionne plus que dans le cercle de la raison. 

Mais il est un autre facteur qui banalise le mal. C’est le national-populisme dans le monde. Si on met de côté l’Angleterre - encore que Nigel Farage ne soit pas le responsable le plus visible de l’effondrement politique du pays - partout où les nationalistes voient l’extrême-droite être en responsabilité, les dits pays ne se sont pas effondrés. Pour nous, républicains ou femmes et hommes de gauche, nous mesurons les conséquences éthiques, humaines sociales, économiques et européennes de l’action de ces derniers. Mais pour les tenants de ce nouveau bloc réactionnaire, ni l’Italie, ni la Pologne, ni la Hongrie, ni les États-Unis etc., ne se sont apparemment effondrés. Et donc la vague nationaliste, non seulement banalise le phénomène lepéniste français mais le légitime, et donne l’impression à une partie des Français, que cette voie non utilisée, est sans danger.

Et c’est ce qui manquait au phénomène national-populiste français, enfermés volontaires dans un système protestataire.

Enfin, il est de bon ton de voir, ou d’espérer que Marion Maréchal brise la dynamique par une candidature. Cela est possible mais pas certain. On peut même plaider que la démarche d’alliance des droites de Madame Maréchal, élargira à terme l’espace du Rassemblement National. En tout cas, sa convention joue son rôle dans la construction d’un nouveau discours national-populiste dominant.

5/ CONCLUSION  

Berthold Brecht dans la Résistible ascension d’Arturo Ui faisait cette recommandation : « Vous apprenez à voir plutôt que regarder les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder ».

C’est l’objet de cette chronique. Les conditions sont réunies. On peut hausser les épaules. On peut balayer ceci par une dénégation. On peut ranger cela dans le rayon du catastrophisme. 

Mais les faits sont têtus. Le président de la République ne rassemble plus. Il est devant un mur d’hostilité. La droite est sans voix, coincée entre l’identité portée par l’extrême-droite et la réalité libérale juppéiste, très deuxième droite, de Macron. La gauche, elle, est divisée en multiples tronçons dont les trois principaux, Verts, PS, FI, se présenteront aux présidentielles, n’atteindront pas le second tour, appelleront à battre Marine Le Pen, après avoir fait de Macron l’ennemi principal. Et Marine le Pen, campant sur sa force relative pourra l’emporter. Il y a donc urgence à travailler à une nouvelle gauche plurielle, à une nouvelle offre qui réponde à gauche aux problèmes d’aujourd’hui. Il ne faut pas préempter la présidentielle, mais construire un nouvel imaginaire, de nouvelles solutions, un nouvel espoir.

Bref, un nouveau bloc progressiste qui non seulement triomphera du lepénisme, mais offrira au pays une voie praticable réaliste et rassembleuse.

Il y a urgence mais j’y crois. Car la victoire de Le Pen n’est possible que si on la croit impossible et qu’on la regarde faire, impassible. 


 

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