1098 Jours de guerre en Europe
1-Plainte contre X
2-Hollande les rend tous fous
3-JFK n’est plus
4-La relève aujourd’hui : Benoît Payan.
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1- Plainte contre X
Le salut nazi d’E. Musk, "milliardaire-ministre" qui a acheté sa charge à Trump, nous fait irrésistiblement penser à Peter Sellers dans le film de Stanley Kubrick Docteur Folamour. Dans cette fiction sur l’imminence d’une guerre nucléaire, le "Docteur", transfuge allemand, est régulièrement emporté par son exaltation et réprime difficilement des pulsions le conduisant à faire le salut nazi en criant "Mein Führer".
Le tropisme pro-extrême droite n’est pas nouveau chez le patron libertarien de X. Lors de l’achat de Twitter, il avait réintégré dans la boucle nombre de pro-nazis ou suprémacistes blancs, et dernièrement nous l’avons vu soutenir l’extrême droite anglaise, puis allemande. Mais il ne s’agit pas seulement d’une "mauvaise personne" isolée et riche que nous devrions endiguer. Nous sommes confrontés à un changement de paradigme des États-Unis.
Il y avait une ambivalence dans l’empire américain, nous sauvant par deux fois en 1914 et en 1944, puis participant à notre reconstruction avec le plan Marshall. Tout à la fois prédateur dans le monde et protecteur de l’Occident, particulièrement des libertés et de la démocratie libérale face à l’Empire soviétique. L’"American way of life" était une référence tout à la fois normative, mais aussi somme toute progressiste. Cela malgré le Vietnam, le soutien aux dictatures en Amérique latine, en Afrique du Sud, aux Philippines, etc. La jeunesse manifestait contre l’impérialisme américain tout en lisant la Beat Generation, vibrant aux rythmes des campus et du mouvement contre la guerre du Vietnam, soutenant Angela Davis, et était gorgée de cinéma américain.
De nombreux pays d’Europe pouvaient profiter avec bonne conscience des dividendes de la paix sous le parapluie militaire américain, dans le cadre de l’équilibre de la terreur.
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : nous vivons le déséquilibre et la terreur. Le modèle de consommation "trop gras, trop sucré, trop friqué" est rejeté, et démocratiquement, l’Amérique est en train de basculer du "côté obscur de la force", si vous me permettez cette expression.
Le rêve américain s’en est allé, au profit de la nation mercantile. Seule perdure une certaine nostalgie dans une tornade de dollars. L’Amérique reste notre alliée, mais une alliée dont il va falloir se méfier. D’ailleurs, le dernier sondage Odoxa sur le président américain est, pour les Français, sans appel : ils le considèrent à plus de 70 % comme "agressif", "dangereux" et "raciste".
Trump à la Maison-Blanche, ce n’est pas encore la victoire totale de l’illibéralisme, mais c’est un pas décisif. Il y a, il y aura des résistances – je m’en suis expliqué dans les instantanés no 100. Nous sommes face à une tendance lourde et structurante. Aujourd’hui, la réaction-résistance de l’Europe est une composante de la défense de la démocratie en général et celle des Américains en particulier. C’est à notre tour de défendre le drapeau.
La révolution de l’immatériel a donné naissance au "capitalisme numérique", dont le but est la dérégulation de l’État social qui entrave son expansion. Ce nouveau stade du capitalisme a trouvé dans le bonapartisme illibéral le moyen de ses fins.
Ce nouveau modèle capitaliste présente plusieurs caractéristiques, mais la principale réside dans la collecte des données, leur stockage dans des centres de données, leur exploitation via des supercalculateurs, et leur utilisation pour nourrir des modèles d’intelligence artificielle, qui à leur tour influencent les comportements, et génèrent de nouvelles sources de profit pour les entreprises. Ce système se nourrit du trafic qu’il génère, stimulé par "l’attrait" qu’il procure.
Le moteur de croissance, c’est ce qui choque, crée de l’émotion – en un mot, du buzz – via des fake news, du complotisme ou du voyeurisme. C’est là que réside, au-delà du tuyau, le business plan : captant la publicité, mais aussi l’influence, matricant les consciences. Warren Buffet ne s’y est pas trompé : avec son fameux flair boursier, il a investi 32,1 % du portefeuille de son fonds Berkshire Hathaway, de 295 milliards de dollars, dans 4 actions de l’IA.
Lors de son investiture lundi dernier, "ils étaient venus, ils étaient tous là" : Musk (X), Bezos (Amazon), Cook (Apple), Zuckerberg (Facebook), Pichai (Google). Le total de leur fortune personnelle atteint plus de 1 000 milliards de dollars, dont un tiers pour Musk. À titre de comparaison, le PIB de la France est de 2 565,3 milliards et le budget de la France, incluant les dotations aux collectivités locales et à l’Europe, est de 312,6 milliards.
Les entreprises qu’ils dirigent sont des "entreprises-États", comme au Moyen Âge il y avait des villes-États, qui tendent et cherchent à dicter leurs lois dans l’affaiblissement des États-nations.
Le capitalisme industriel avait déjà vu, avec l’automobile puis le pétrole, se constituer des "majors" pesant sur le monde. Le néolibéralisme financier qui s’y substitua conduisit à la domination des banques. La crise des subprimes (2005-2008) lui a fait perdre sa force propulsive, et ceci juste au moment où la révolution de l’immatériel prenait son envol.
Elle s’est imposée dans la crise du capitalisme financier. Cette crise menaçait de tout emporter, si les États n’y avaient pas mis bon ordre. Mais ce sauvetage eut un coût pour les finances publiques, la pandémie de la COVID et l’arrêt de l’économie mondiale l’ont aggravé. Depuis, le capitalisme numérique et son oligarchie cherchent à imposer leurs normes en stimulant le nationalisme contre toute régulation, quitte à libérer des monstres national-populistes ou fachinoïdes. Ce n’est pas la première fois que l’oligarchie cherche à s’imposer à l’État aux États-Unis. Le 17 janvier 1961, le président Eisenhower, dans une de ses dernières allocutions, mettait en garde contre le complexe militaro-industriel de l’époque :
"Dans les conseils de gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera."
Dans la même veine, le président J. Biden a repris l’analyse juste avant de s’en aller. Il a mis en garde contre "le pouvoir aux mains d’une oligarchie". Ce qui différencie les époques, c’est que le capitalisme libéral était régulé par des règles de droit et un marché censé justifier l’enrichissement. Aujourd’hui, la logique est prébendialiste, c’est-à-dire que l’État octroie des privilèges financiers et fonctionne pour garantir les superprofits de ceux qui y participent. Il n’y a plus aucune autre règle que la dérégulation pour la maximisation de l’enrichissement privé, tant dans le pays que dans les autres nations.
Trump, par exemple, vient de signer un de ses fameux décrets qui fragilise l’accord de transfert des données entre l’Union européenne et les États-Unis (23 janvier 2025). Cela signifie un accès illimité et non contrôlé à toutes les données européennes hébergées par un cloud américain. C’est un rapt ! L’État devient prédateur pour le compte de ceux qui l’ont investi : le capitalisme numérique. Nous sommes passés de l’État de droit à l’État de fait, et le "complexe" qui, hier, conseillait et influençait, s’est fait fusionnel et co-décide. La confusion d’intérêts est devenue "copinage d’État". C’est l’époque "des copains et des coquins", pour paraphraser, en un autre temps, Poniatowski.
Cela change la face de l’Amérique, qui veut utiliser sa puissance, y compris militaire, pour imposer, non son point de vue d’État, mais des intérêts privés devenus intérêts d’État. La décision de Trump d’investir 500 milliards de dollars dans l’IA est la démonstration de la fusion entre le capitalisme numérique et l’illibéralisme, même si E. Musk râle un peu, car c’est encore trop mutualisé entre les entreprises du numérique. Tout cela pour dire que nous entrons dans une nouvelle époque, celle de la force qui prime le droit.
Il suffit de voir comment Trump a levé les sanctions contre les colons israéliens en Cisjordanie, qui défient le droit international. D’ailleurs, Netanyahu l’a renvoyé l’ascenseur en volant au secours de Musk après sa mise en cause liée au salut nazi. L’Amérique sort de l’ambivalence à son détriment. Nous ne sommes plus globalement protégés, mais agressés, vassalisés, censés payer notre "dîme à l’empire" et consommer le numérique américain et tout ce qu’il véhicule. Il s’agit donc d’une question majeure, quasiment de civilisation.
Pour combattre, il faut bien régler la mire. Il ne s’agit pas de morale. Il ne s’agit pas de témoigner devant l’Histoire ou de se faire plaisir. Il s’agit de stratégies de défense d’un modèle démocratique face aux empires qui veulent le balayer. Car si, évidemment, on ne peut comparer la Chine, la Russie et les États-Unis, la concentration du pouvoir pour une oligarchie est de même nature. La question de l’efficacité dans le combat est le seul sujet.
Les gesticulations fascisano-libertariennes de Musk ne sont qu’un aspect, non négligeable certes, mais une partie d’un monstre global autrement plus ample. Je comprends le réflexe éthique du boycott de X. Cela présente l’avantage de la visibilité dans l’annonce, permet de rendre public le rejet de l’idéologie du propriétaire du réseau et touche les annonceurs, source de la recherche de l’équilibre financier. La limite de l’initiative réside principalement dans le fait que nous laissons des millions de citoyens sous la coupe du dit réseau sans contrepoids. À la fin, c’est "l’emprise totale" sur 15 millions de Français, dont 38 % des 18-35 ans. N’est-ce pas un désarmement unilatéral ?
D’autant que nous connaissons les manipulations de X avec le détournement des algorithmes d’audience ou la multiplication des faux comptes. Nous avons vu le résultat avec le Brexit ou dans l’affaire Cambridge Analytica. Alors, à la veille de la présidentielle en France, est-ce vraiment judicieux ?
On peut s’interroger en reprenant l’exemple de CNews. Après l’appel au boycott de B. Hamon (déjà), à part Julien Dray, il n’y a pas une seule voix non national-populiste sur la chaîne. Dominant sans partage, l’emprise de la chaîne s’accroît sur les téléspectateurs qui viennent "chercher ce qu’ils cherchent". Loin d’affaiblir le média Bolloré, il se hisse, en termes d’audience, au premier rang. France Info, LCI, BFM souffrent mais tiennent... jusqu’à quand ?
Le boycott est une initiative sympathique, mais cette démarche individuelle, pour l’exemple, est-elle la bonne solution, en tout cas suffisante ? Ce n’est pas le boycott des oranges Outspan qui a mis fin à l’apartheid en Afrique du Sud, ni celui de la Coupe du monde de foot en Argentine qui a conduit à la chute de la junte militaire, sans évoquer le boycott du Mondial de Russie, qui s’est évaporé dans la victoire de l’équipe de France et la présence de Poutine dans les vestiaires pour la fêter.
Et puis, il va falloir étendre le boycott à l’empire de Mark Zuckerberg, qui suit le même chemin dérégulateur que X, c’est-à-dire Facebook, Instagram, Threads et WhatsApp. Le boycott, s’il est de masse, peut aider, mais il a des effets pervers qu’il ne faut pas sous-estimer. Et puis, un débat s’installe entre les déserteurs et les "traîtres" chez les démocrates anti-Musk. Ceux qui restent ne supportent pas qu’on ne mène pas le combat là où sont les gens, préférant converser dans l’entre-soi. Et les autres qui sont partis accepte de moins en moins le « manque de courage » de ceux qui reste et cautionne le « néo-fasciste Musk »
Cette controverse est-elle vraiment utile dans le rapport de force déjà défavorable ? Et si la solution était celle des Brésiliens, qui ont suspendu le réseau X jusqu’à ce qu’il retire les tweets soutenant le coup d’État de Bolsonaro ? Après quelques manœuvres dilatoires, ce fut fait. Jean-Noël Tronc, l’ancien conseiller numérique du Premier ministre de Jospin, alerte dans une tribune des Échos sur "le silence coupable de l’Europe face à Musk".
Pourtant, les instruments sont là : le Digital Single Act (DSA), adopté en octobre 2022 et opérationnel en août 2023, vise à diminuer la diffusion de contenus illégaux et à instaurer une plus grande transparence dans le fonctionnement des plateformes. L’exigence n’est-elle donc pas l’application ferme de cette directive ? Ne faut-il pas demander des sanctions allant jusqu’à l’interdiction ?
Une grande partie des parlementaires européens et nationaux sont sur cette ligne. Ne peut-on lancer un mouvement transnational ? Cela prendrait de l’ampleur et serait plus redoutable pour les annonceurs. Nous fondons ainsi une conscience européenne qui aurait un impact dans le monde. Dans le même temps, ne peut-on exiger en commun que l’Europe finance la création d’un réseau social éthique ? Cela est possible, à l’instar de Wikipedia, Mozilla, LibreOffice, etc. Cela préfigure le combat pour l’IA européenne.
En Europe, les démocrates et ce qu’on appelait hier le mouvement ouvrier n’ont pas encore été battus, même si la marée monte. C’est là qu’il faut agir : l’Europe ! L’Europe ! L’Europe ! Avec une triple exigence : la transition verte, la transition numérique, la transition de défense.
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2- Hollande les rend fous
L’ancien président Hollande avance à son rythme, conscient qu’il n’a pas encore le projet lui permettant d’incarner le « nouveau Hollande », ou de stratégie. Il ne dispose pas, à cette étape, de levier pour la bâtir, ni du leadership l’imposant à la présidentielle : il y a trop de monde sur le terrain. L’ancien président est donc à la disposition des événements. Il ne ferme aucune porte, mais avance à pas comptés. L’ancien maire de Tulle le fait avec une certaine habileté. Il se fond dans les illusions du nouveau front populaire tout en se distinguant par ses commentaires souvent repris, le récit qu’il fait des événements, et en appliquant les recommandations qu’il adressait au PS en mordant les mollets de Mélenchon. Il est apaisant, amusant, convaincant, et c’est en soi la contre-image par excellence du leader de La France insoumise. Son statut d’ancien président de la République lui donne une force de frappe médiatique sans égale au PS. Elle s’est renforcée avec sa venue dans le jeu parlementaire. Ce retour par petites touches et mine de rien vient de subir une accélération due à ses adversaires qui n’ont pas pu tenir leurs nerfs.
F. Hollande est revenu au Parlement dans le sillage du NFP sans que ses dirigeants puissent s’y opposer. Il fut d’une discrétion exemplaire lors du désastreux épisode du « casting » du premier ministre de la Gauche, ne dit mot sur la candidature de Lucie Castet, tança mollement Faure pour avoir fait barrage à Cazeneuve, défendit la censure Barnier, ce qui pouvait paraître osé pour un ancien président. Puis il accompagne O. Faure dans son pas de deux avec le premier ministre Bayrou, déclarant publiquement qu’il soutenait la démarche du 1ᵉʳ secrétaire, même si le député de Corrèze souhaitait une nouvelle donne à la tête du PS. Il renoua avec l’agenda des premiers secrétaires qu’il connaît si bien et auquel O. Faure rechigne. Il sait que dans ces moments, on ne s’appartient pas. Alors on le voit partout : dans les médias, dans la moindre réunion de section du PS, à la moindre inauguration, au moindre anniversaire ou fête de la Rose. Il se démultiplie : rencontre, reçoit, petit-déjeune, déjeune, dîne, soupe avec tout le monde, du plus puissant au plus petit. On l’a vu, on va le voir : il serre des mains sans relâche, fait des selfies à tout bout de champ. Bref, il applique la devise de Mitterrand : « Pour être aimé, soyez aimable. »
Il joue les bons camarades dans le groupe parlementaire. Il conseille à bon escient des responsables qui ne l’aiment pas. Il appelle même le premier ministre à la demande des chefs du PS pour faciliter la négociation. Il ne prend pas position, il cherche à être en pole position. La rumeur d’un « pourquoi pas Hollande » grandit au fur et à mesure de son retour en grâce dans les sondages, où il rejoint le peloton de tête, et de la sympathie qu’il provoque dans le groupe. Mais il ne fait rien pour cristalliser ce mouvement. Et tout à trac, et coup sur coup, Mélenchon, Tondelier, Faure, Ruffin lui tombent dessus, accompagnés d’un déluge de commentaires et d’un intérêt médiatique certain. En un week-end, la multiplication et la concentration des attaques le mettent au centre et, ce faisant, le construisent comme une alternative. S’il fallait illustrer ma formule « être à flot pour utiliser le flux », elle serait tout entière résumée dans cet épisode.
Pourquoi les chefs du cartel des Gauches, aujourd’hui écartelées, sont-ils dans cet état ? Jean-Luc Mélenchon a été surpris par la décision de non-censure des socialistes. Il pensait, ou on lui avait suggéré, qu’il s’agissait d’une manœuvre de congrès du PS. Le but de O. Faure aurait été de se médiatiser, de s’affirmer et de fermer la route des sociaux-démocrates en démontrant qu’il n’y avait pas d’autre voie que l’opposition frontale du NFP. Donc, le leader de La France insoumise se faisait insistant, mais tout au plus moqueur, demandant à Faure de « rentrer à la maison », car il se faisait tard. Et puis ce fut la découverte que non seulement les deux courants opposés à Faure (Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol) faisaient bloc contre la censure, mais aussi leurs parlementaires, et ceci dans un groupe où le centre de gravité avait changé. Malgré l’inclinaison favorable à la censure de O. Faure et B. Vallaud, les députés ne voulaient pas en entendre parler et manifestaient un clair ras-le-bol des oukases mélenchonistes.
Pourquoi ce revirement ? Tout simplement parce que le climat du pays a changé. La radicalité, qui était déjà un leurre, s’est évaporée. Les Français sont inquiets, ils veulent de la stabilité, être protégés vu la situation intérieure instable et extérieure dramatique. L’inflation, qui baisse sauf dans les caddies, les plans sociaux qui se multiplient, les logements introuvables ou impossibles à acheter, la violence endémique à cause de la drogue dans une France ingouvernable, les inquiètent alors que la situation internationale se détériore. Les sondages dans l’opinion de chaque parti ou pour les élections municipales le confirment. La sympathie à gauche pour les insoumis est en chute libre. Un véritable barrage contre ces derniers s’est érigé un peu partout. Le résultat des élections partielles dans les Ardennes et dans l’Isère le confirme. L’alliance avec les Insoumis est moins porteuse. L’heure est à l’opposition responsable, celle du double non : Non au budget d’austérité, non à la censure de l’instabilité.
Dans cette séquence, nos leaders s’aperçoivent que le sol se dérobe sous leurs pieds. Et quand la marée de la radicalité se retire, les rochers apparaissent de nouveau. Hollande, cinq colonne à la une de la Tribune, et son interview font donc image, et le sang des dirigeants du NFP ne fait qu’un tour. Pourtant, le député de Corrèze y soutient la démarche d’opposition constructive de O. Faure. Mais voilà, il apparaît ce faisant comme le dépositaire de cette ligne et provoque immédiatement une sur-réaction, installant l’ancien président au milieu du champ de tir et provoquant une avalanche de réactions. Mélenchon saisit l’occasion pour faire ou refaire de Hollande l’ennemi. Il anticipe la rupture du NFP, voire la précipite. Il dresse une ligne de partage entre les tenants de la rupture et ceux de l’accompagnement du macronisme. Ce sera le thème de la présentation de son programme présidentiel mardi. Tiens tiens ! Ce n’est plus le programme, rien que le programme, tout le programme du NFP. Il adresse à O. Faure un ultimatum : soit c’est moi, soit c’est Hollande. « Choisis ton camp, camarade ! » Il se prépare à résister à la concurrence de socialistes recentrés ou à les entraîner dans sa radicalité. Il sait que le réalisme de gauche a maintenant des atouts, même s’il n’a pas encore de chef. Il ne veut pas attendre qu’ils en trouvent un. Il habille donc les socialistes pour l’hiver de manière préventive. Le problème pour Mélenchon, c’est qu’il tente cette manœuvre d’« enveloppement » en situation de faiblesse à gauche et dans l’opinion. Et qu’il fait de Hollande son adversaire dans une situation où les socialistes, et surtout leur électorat, sont fatigués de l’hégémonisme rupturiste des insoumis. Ce qui fait mécaniquement de Hollande la personne qu’il faut défendre.
O. Faure réagit de la même manière. Il a fait donner la troupe de ses partisans et retweete tous les messages, y compris les plus désobligeants, contre l’ancien président. Ce tir de barrage relève de la panique à bord. Il s’agit de tenter de garder ses troupes, qui ont fait sédition lors d’« un conclave de frondeurs » au Sénat exigeant le vote de la censure sur le budget et s’intitulant, semble-t-il, « l’amicale de la censure ». Ils seraient 21, alors que les insoumis démarchent les députés pour leur trouver des partisans. Et voilà le premier secrétaire pris à son propre piège. Il vote la censure et ruine son image responsable. Il ne la vote pas et ruine son image unitaire. Dans les deux cas, il risque de perdre un congrès qu’il va lui falloir repousser vu les risques du moment. Et lui, qui avait placé Hollande sur une étagère, met l’éléphant au milieu de la pièce. C’est Faure lui-même qui provoque le péril. Alors, Marine Tondelier décrète : « Il faut sauver le soldat Faure, car sinon, c’est la case prison Mélenchon. » Elle donne un petit coup de dague à l’ancien président. Ruffin s’y colle aussi dans un pensum – lettre ouverte dont la philosophie se résume ainsi : « Nous sommes collectivement mauvais, alors au moins restons unis. » Libération fait sa une sur Hollande et Mélenchon pour le regretter mais, en même temps, le constater. Je ne sais pas s’il y a un espace gagnant pour l’ancien président, mais tout le monde se met à dire « Au secours, Hollande revient », le mettant au centre et le crédibilisant alors qu’il n’a pas encore bougé.
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3- JFK n’est plus
Jean-François Kahn n’est plus. Entre nous, cela avait très mal commencé. Juste après la fondation du Manifeste contre le Front national, nous voulions organiser une manifestation. L’Événement du Jeudi, que nous avions contacté, se propose d’en informer ses lecteurs. Il le fait sur une pleine page, et nous en sommes heureux. Le lendemain, JFK m’appelle pour me dire qu’il souhaite coappeler et voir son logo sur la banderole de tête. Je l'éconduisais le plus diplomatiquement possible en lui disant que cela ne serait compris ni par les manifestants ni par ses lecteurs, mais qu’il pouvait venir en tête de cortège. Il ne pipe mot et viendra avec des dizaines de pancartes de L’Événement du Jeudi qu’il distribue aux jeunes présents, fort nombreux puisque la manifestation fut un énorme succès. JFK l’avait pressenti.
Je lui fais part de mon mécontentement.
Il me répond : « Allez, vous en avez vu d’autres. Déjeunons. »
Nous déjeunerons en effet beaucoup plus tard, puis régulièrement, dans ce petit restaurant populaire avec ses nappes à carreaux dans le 11ᵉ arrondissement qu’il appréciait et qui a fermé depuis. Il parlait beaucoup, avec force gestes et passion, engloutissant son convive sous un flot d’arguments solides et parfois un peu péremptoires. Mais il interrogeait aussi, rentrant dans les détails, sans aucun préjugé, juste pour comprendre. Et tout à coup, le calme plat succédait à l’ouragan.
On s’était trouvé un point commun : les chansons populaires. Si je pouvais parfois les fredonner, lui connaissait les paroles de dizaines et dizaines de chansons. C’était à peine croyable : il avait une mémoire phénoménale. D’ailleurs, il se passait parfois un an entre chaque repas et il pouvait citer mes propos, analyses ou pronostics, les comparant à ce qui s’était passé, et nous en tirions des leçons communes.
Puis, nous aurons un intérêt commun pour DSK. Il aimait beaucoup le candidat à la présidentielle qu’il fréquentait. Cela lui joua des tours lors du scandale du Sofitel de New York. Il était lucide sur l’homme, mais fasciné par la machine intellectuelle. Il me disait : « Nous ne pouvons pas le faire élire, mais nous pouvons le faire battre », partant d’un grand éclat de rire.
J’ai toujours été frappé par sa liberté de pensée, le conduisant à des positions paradoxales étayées par une très grande culture politique. Il aimait retourner les arguments pour mieux les déconstruire. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était dans un restaurant coréen à deux pas de la République. C’est lui qui appelait, fixait le rendez-vous. C’était comme cela. J’étais devenu premier secrétaire du PS. Il me dit d’emblée : « C’est bien de réaliser ses rêves. » Puis il passa à autre chose.
J’aimais « rompre des lances avec lui », car il n’était pas adepte de ce qui se dit. Il pourfendait la pensée unique avec un sens de la formule, mais il n’était jamais bas. Le débat français perd une de ses meilleures lames, et le journalisme un de ses plus grands ambassadeurs, qui lui fait honneur.
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4. Benoît Payan La Relève
Chaque semaine, je publie l’histoire d’un homme ou d’une femme socialiste que je suis de près ou de loin et dont j’estime qu’il fait partie de la relève au PS. Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, Érika Bareigts, Jérôme Guedj, Valérie Rabault, Michaël Delafosse, aujourd’hui, c’est le tour de Benoît Payan.
Benoît XIII
Benoît Payan n’a rien à voir avec l’antipape qui résidait pourtant, lui aussi, en Paca, à Avignon. Encore que cette idée de s’extraire de la hiérarchie ecclésiastique, comme ce pape protecteur des Juifs, aurait une résonance avec la mise à distance de l’appareil socialiste, puisque le maire de Marseille a quitté le PS. Rien à voir non plus avec le pape Benoît XVI, encore que le cardinal Ratzinger fût le stratège d’une refondation de l’Église. Ce pape politique travailla à imposer le très conservateur Jean-Paul II pour participer à la fin du communisme. Et il manœuvra pour imposer, à sa suite, le pape François, défenseur de la théologie de la libération face au capitalisme libéral. Entre-temps, il recentra l’Église autour de trois encycliques : Espérance, Charité, Sociale, et démissionna de sa mission papale pour lui redonner sa fonction, sa "mission" terrestre.
Loin de moi l’idée de comparer les deux hommes, encore que les deux politiques aient réinstallé une histoire menacée de disparition, tout du moins de marginalisation. Excusez du peu ! Benoît Payan accepte une tête de liste écologiste à sa place pour imposer à Mélenchon le "Printemps marseillais". Il embarque la tempétueuse et talentueuse Samia Ghali, ce qui n’était pas donné. Les trois actes étaient nécessaires et permettaient de gagner. Puis, numéro 2 de la mairie, il prend les rênes de celle-ci après la démission de la maire et réinstalle ainsi les socialistes à la tête de la ville. Voilà qui est peu banal et marque d’un animal politique.
Et ce n’est pas fini : il prend ses distances avec le PS pour mieux se laisser courtiser par le président Macron, obtenant ainsi les subsides nécessaires pour la ville et ses écoles, sans rejoindre les macronistes comme tant d’autres. Voilà qui n’est pas mauvais non plus. Et que faut-il penser ? Qu’ayant quitté le PS, il se retrouve dans la délégation d’Olivier Faure pour négocier avec Mélenchon et Tondelier, qui sera la Première ministre de la Gauche. Franchement, on ne comprend pas pourquoi les médias font si peu état du maire de Marseille. Peut-être, suprême habileté, parce qu’à cette étape il ne le souhaite pas.
En tout cas, Benoît Payan est un fin guidon, comme on dit dans le jargon cycliste. Et comme Gaston Defferre, le pouvoir, c’est incontestablement lui. Il n’a ni le chapeau ni l’écharpe de l’homme qui prit la mairie à la Libération, les armes à la main. Mais il a son style, et peut-être du style. Avec sa maigre silhouette et sa barbe, il ressemble à quelques nobles espagnols peints par Goya, ce qui lui confère une certaine prestance dans une époque où le T-shirt tient lieu d’uniforme. L’homme est sympathique sans ostentation, bienveillant sans naïveté, déterminé sans obsession.
Il aime Marseille et rêve de lui redonner sa grandeur, pas seulement grâce à l’OM. Il suffisait de le regarder lors de l’arrivée de la flamme olympique sur le Belem dans le port de Marseille. Il était fier de sa ville, capitale du monde d’un soir, capable de présenter ses talents : des rappeurs mondialement connus (Jul, premier à porter la flamme, ou Alonzo qui chanta avec Soprano), ou le ténor marseillais Maestro. Comme il n’a pas boudé son plaisir de recevoir le pape François, lui qui boudait Paris.
Il n’est pas appuyé sur un réseau de barons comme Gaston Defferre avec les celebrissime Charles-Émile Loo, Antoine Andrieux, Francis Leenhardt, Alex Roubert, voire Bastien Leccia ou Irma Rapuzzi. À leur suite, Michel Pezet ou San Marco, il ne reste comme témoins d’une époque révolue que la seule la républicaine de toujours, au cœur social-démocrate et influente questeur au Sénat, Marie-Arlette Carlotti, ou le très politique et redouté (mais bienveillant) Henri Jibrayel, implanté dans les quartiers nord ; celle d’un Bernardini ou d’un Jean-Noël Guérini, qui n’ont pu s’installer dans le fauteuil de maire et durent se "contenter" du conseil général, ce qui provoqua leur chute.
Le maire de Marseille a donc réussi le "casse du siècle", s’imposant avec "une main" qui aurait conduit n’importe qui d’autre à passer son tour. Il sut s’effacer face à Michèle Rubirola et surgir lorsque celle-ci dut renoncer à la charge. Il est probable qu’il savait d’emblée comment cela se terminerait, mais il eut l’élégance de ne jamais le dire ou le sous-entendre, ce que beaucoup auraient fait, même si cela n’était pas vrai.
Comme le disait Voltaire : « Il n’est point de grand conquérant qui ne soit un grand politique. Un conquérant est un homme dont la tête se sert avec habileté heureuse du bras d’autrui. »
On reproche souvent à Benoît d’être un enfant de la balle, un pur produit du système marseillais, parce qu’il fut conseiller du président de région Michel Vauzelle ou de la ministre Marie-Arlette Carlotti. Mais le clerc de notaire qu’il est a exercé son droit d’inventaire dans l’histoire de la gauche marseillaise comme personne d’autre. Il s’est très clairement distingué de l’héritage Gaston Defferre et surtout de Jean-Noël Guérini.
Comme il a été un patron de groupe socialiste intraitable face à Gaudin, ses interventions pertinentes et percutantes le feront connaître dans tout Marseille à travers les réseaux sociaux, qui résonneront avec une ola à chacun de ses buts. De ce point de vue, ce n’est pas un héritier. Même si sa famille politique est revenue aux affaires grâce à lui, il fonde un nouveau cycle dans une nouvelle époque. Et si, comme il est probable, il était élu, il changerait de statut.
D’abord, parce que cette fois-ci, ce serait en son nom. Alors que les successions s’annoncent difficiles à Paris et à Lille, il aurait un temps d’avance. Il reviendrait alors au PS et au cœur de la gauche, et y pèserait d’un poids certain, et peut-être décisif, car il y sera incontournable.
La semaine prochain Lille.
À dimanche prochain !