2047 Jours de guerre en Europe
1. Bayrou, ses jours sont comptés ; 2. New Deal ; 3. la Relève Karim Bouamrane
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1/Les jours de Bayrou sont comptés
Bayrou avait un sauf-conduit jusqu’à la présidentielle, il est en train de brûler.
Une conjonction de fautes et de tensions scie la branche sur laquelle le Premier ministre était assis.
L’inconscient est structuré comme un langage, disait Lacan, c’est-à-dire une chaîne de signifiants qui est refoulée et qui finit par être signifiée dans un acte manqué.
Sous de multiples pressions, le Premier ministre a fini par dire ce qu’il ne devait pas dire. Il ne pouvait pas changer l’âge pivot de la retraite. C’était un totem de la droite qu’il ne fallait pas toucher et, ne pas le faire, un tabou de la gauche.
Entre cette donnée et les pressions exercées, l’inconscient de Bayrou a fini par trancher que dire « On ne peut revenir à 62 » était le seul moyen de maîtriser les effets d’une décision inéluctable à laquelle il se refusait : trancher entre la droite et la gauche sur l’âge pivot.
Mais, l’inconscient ne fait pas de politique, il se débarrasse à la fin d’une interview d’une question qui l’embarrasse. L’inconscient, pour Freud, « est aussi vivant que indomptable ». La preuve.
Voilà Bayrou confronté à la censure.
La question intéressante n’est pas le lapsus, toujours révélateur, mais ce qui l’a déclenché.
Il y a d’abord le retour de Macron qui se voit en ministre de la Défense de l’Europe. La trahison de D. Trump, la menace de la Russie, la volte-face de l’Allemagne en matière de défense ont créé une conjoncture favorable au pilier européen de la défense. Ce vieux concept socialiste remis au goût du jour par le rapport Védrine sur l’OTAN et repris par E. Macron dans son fameux discours de la Sorbonne sur l’Europe et celui du 25 avril 2024 qui avait fait flop. Ce brevet de visionnaire, loué jusqu’aux États-Unis, se confirme dans un frémissement des sondages. Et il n’en faut pas plus pour que le président fasse monter la mayonnaise à coup de fouet. La communication du chef des armées devant un Rafale et au milieu des troupes fait immanquablement penser à Bush sur son porte-avions s’adressant aux Américains. Évidemment, le chef de l’État veut l’alignement budgétaire sur son nouvel état de « chef des armées européennes ». La défense échappe au domaine européen, ce qui donne au président toute latitude pour se montrer. D’autant que l’Allemagne est entre intérim et recherche de coalition, l’Italie dans une romance avec Trump et Musk, et la Pologne s’interroge sur le bon niveau de son implication future en Ukraine. Ce changement de pied d’appel présidentiel est plaisant lorsqu’on se souvient du limogeage du général de Villiers, chef d’état-major, par E. Macron pour avoir évoqué la nécessité d’un effort budgétaire de la France pour son armée. Mais, cet état apparent du Président modifie le rapport de force dans l’exécutif où, jusque-là, le Premier ministre F. Bayrou tenait la culotte. Le maire de Pau doit urgemment rapatrier le centre de gravité au Parlement, sinon Macron décide, Bayrou exécute. Et rien de tel que le risque d’une censure et de l’instabilité ministérielle, car elle pose la question de la viabilité du président.
En revenant sur l’engagement sur l’âge pivot, le roué Bayrou a dû se demander si ce n’était pas le coup de pied de l’âne au président. Le Premier ministre a dû penser la manœuvre sans risque, car la démission de la CGT, déjà dans les tuyaux après celle de FO, rendait la commission caduque et donc évitait dans son esprit un passage à l’Assemblée.
La deuxième raison est celle de la terre brûlée. Édouard Philippe veut sortir des municipales en pôle position pour la présidentielle. Il accélère sur la question de l’orthodoxie budgétaire — reprenant le concept bayroutien de la règle d’or — car la route de l’autorité, la sécurité et l’identité est bouchée par la triplette Retailleau, Darmanin, Wauquiez. Bayrou lui répond par le coup du berger à la bergère. « Me déstabiliser, c’est te déstabiliser avant les municipales. » Et on imagine bien Bayrou réfléchir à obliger Philippe à le défendre. Ceci est d’ailleurs à l’ordre du jour d’un déjeuner convoqué d’urgence. Il n’est pas le seul à vouloir renvoyer l’ancien Premier ministre dans les cordes. G. Attal accélère son dispositif sur les municipales, nommant des nissi dominicis pour les grandes villes. C’est le fameux débat qui conduit les municipales : le Premier ministre ou le chef du parti ? Mais cette agitation à la tête de Renaissance produit en retour l’accélération de E. Philippe. Le macronisme est en proie à des réactions en chaîne, car il n’a plus de centre de gravité, et quatre acteurs se le disputent : Macron, Bayrou, Philippe, Attal, pendant que Darmanin joue de la démission pour tenter de revenir.
Les macronistes jouent à la roulette belge avec barillet totalement chargé. Le cheminement intérieur de Bayrou l’a conduit à trouver extrêmement habile de tenir tout le monde dans une menace de censure, dont il estime qu’elle ne peut intervenir au regard du congrès du PS et des ennuis judiciaires de Marine Le Pen.
Mais, le souci, c’est que tout à coup tout le monde a intérêt à son départ. D’abord, le président, qui n’en a pas voulu, s’en est accommodé, et maintenant préférerait l’homme de la situation : le ministre de la Défense. É. Philippe trouve que le compromis quasi historique avec le PS tire les familles macronistes trop à gauche, alors que la droite va à droite. Retailleau, qui est monté au cocotier sur l’Algérie, ne sait comment en descendre et ne doit surtout pas le faire s’il veut devenir patron de LR. Marine Le Pen, qui a fait de Retailleau le coucou à abattre pour rester maître de son nid nationaliste. Enfin, O. Faure, qui a une grosse voie d’eau dans son bateau pour le congrès avec la sécession de B. Vallaud, l’unification de son opposition, et verrait bien une crise, et si possible une dissolution qui lui faciliterait le travail en suspendant le congrès. Et je n’évoque ni le congrès des Verts ni le fait que Mélenchon ait furieusement envie de sortir des caricatures antisémites qui jettent un peu plus le discrédit sur lui et sa formation.
Le risque est grand que Bayrou ne passe pas l’été. Alors que s’annonce un budget impossible pour l’automne. Et les appels à la responsabilité ne changeront rien à l’affaire, car c’est le Premier ministre qui est irresponsable au regard des événements.
« Un homme est toujours la proie de ses vérités », disait Camus.
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2/ New Deal
Nous avons décrit les convergences américano-russes depuis l’arrivée de D. Trump à la Maison Blanche. Nous avons émis l’hypothèse que le nouveau stade du capitalisme dans sa version numérique, et la recherche de l’hégémonie américaine poussaient à un « nouveau monde », etc. Nous avons analysé les deux Amériques et le déclin de l’empire américain. Il nous manquait une pièce au puzzle : le soubassement idéologique de ce nouveau cours.
Nous connaissions les néo-conservateurs américains de l’époque Bush. Nous avions vu les nationaux-populistes de 2016 dans le sillage de Trump, comme Steve Bannon. Nous avons aujourd’hui les néo-réactionnaires et le courant techno-autoritaire. Les « T.A. » ont leur gourou Curtis Guy Yarvin. Si les trois strates se combinent, les derniers ont l’oreille du président et surtout du vice-président JD Vance. Yarvin, mis en lumière par Le Monde, Grand Continent, et récemment par l’excellent O. Ravanello sur BFM, est un idéologue qui construit un imaginaire politique « déconstuisant » les référents progressistes. « Il faut surmonter la phobie des dictateurs », dit-il. Et sur son blog, on peut lire : « Les personnes blanches sont dotées d'un quotient intellectuel plus élevé que les personnes noires. » Ou : « Bien que je ne sois pas nationaliste blanc, je ne suis pas allergique à cette chose. » Cet homme qui murmure à l’oreille du président se veut l’héritier historique de la pensée pré-démocratique de l’Antiquité et de l’ère victorienne, voire Frédéric le Grand. Il a entre autres comme référence Milo Yiannopoulos, un pourfendeur anglais de l’islam, du féminisme, du politiquement correct. Ou Julius Evola, le mentor du néo-fascisme italien. Mais également James Burnham, qui rompit avec le marxisme dans une célèbre polémique avec Léon Trotsky, qui subodorait une dérive sans limite. Ce qui intéresse Yarvin dans les écrits de Burnham, c’est l’idée qu’entre la classe bourgeoise et le prolétariat, il y aurait les techniciens. C’est-à-dire la classe des « organisateurs », et celle-ci aurait vocation à diriger les entreprises et l’État. C’est de là que le nouveau conseiller de l’exécutif américain tire l’idée qu’il faut mettre des chefs d’entreprises à la tête de l’État. Car la démocratie encourage le conservatisme et la corruption, ils sont donc les seuls à défendre l’intérêt général. Le Parlement doit fonctionner comme une assemblée générale d’actionnaires qui gère l’État comme une entreprise cherchant à maximiser le profit. Ce n’est pas la première fois que la neutralité technocratique a été évoquée face à la démocratie défaillante. C’était l’idée des planistes avant-guerre (le plan pour corriger la myopie du marché) et des néo-socialistes.
En 1933, L. Blum, lors du congrès de Paris, interrompt Marquet, l’un des leurs, d’un « je suis épouvanté ». Ce dernier plaidait pour prendre Mussolini et Hitler de vitesse autour d’un triptyque « ordre, autorité et nation ». Il terminera comme son ami Marcel Déat, ministre de Pétain. Ces néo-socialistes défendaient déjà l’idée de la neutralité de la technique qui réconciliait le marché capitaliste et le socialisme. Comme hier, il s’agit pour les néo-réactionnaires de remettre en cause la démocratie et sa garantie, l’État de droit, par un retour à un féodalisme entrepreneurial régulé par une monarchie illibérale, au nom de l’efficacité et de la lutte contre la confiscation du pouvoir par les élites. C’est ici que la théorisation sert le projet bonapartiste illibéral de Trump. Et évidemment, qui d’autre que les entrepreneurs de la Tech pour incarner cette nouvelle aristocratie éclairée par l’I.A. ?
Mais, c’est dans le domaine international que son apport est déterminant pour le nouveau monde qui se déploie sous nos yeux. La pensée des « T.A. » confirme différents papiers que vous avez lus dans ces colonnes sur le sujet. Yarvin se voit en Sith chargé de protéger l’Empire. Vous ne rêvez pas : il se prend pour un Sith tout rose à bouton bleu combattant avec un double laser. La Guerre des étoiles ? Voilà ! C’est cela !! On suppose qu’il prend Trump pour Palpatine. Bref, pour reconstituer l’Empire, il pense et défend l’idée de lâcher l’Europe. Pour lui, elle coûte extrêmement cher et ne rapporte strictement rien. L’Amérique protège des nations qui en profitent pour sinistrer industriellement l’Amérique. Il faut donc briser ce cycle pervers. Et l’Ukraine représente une opportunité pour rapatrier les moyens, d’où l’insistance de Trump sur les 350 milliards versés à Zelensky. Il faut, pour ces conseillers bruns, dans le même temps, conclure un deal avec la Russie. Il s’agit de « laisser l’Europe dans les griffes de l’ours », selon le politologue-stratège. Elle reviendra aux nations et à son passé pré-européen. Vous comprenez maintenant la formule soufflée à l’oreille du chef : « l’Europe a été créée pour entuber les Américains ». Comme je vous l’ai expliqué, Poutine et ses conseillers veulent, de leur côté, briser l’Europe pour être ainsi le facteur dominant ; et obtenir la rupture entre l’Europe et l’Amérique pour disloquer le monde occidental. CQFD : vous avez les raisons du deal. L’Amérique pré-wilsonienne et la Russie néo-tsariste, administrées par des sachants — les patrons de la Tech ou les officiers du FSB — contre la démocratie libérale européenne : une sainte alliance en croisade contre l’ancien monde dégénéré par le progressisme. Dans cette affaire, Trump et ses amis « techno-autoritaires » sont les idiots utiles de Poutine et de son suzerain chinois. La démocratie européenne est très clairement en danger, et le laboratoire de la social-démocratie a bien raison de lancer un manifeste d’alarme. Nous y reviendrons.
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3/La Relève
Chaque semaine, je dresse le portrait d’une personnalité du PS dont j’estime qu’elle sera la relève du PS. Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, Érika Bareigts, Jérôme Guedj, Valérie Rabault, Michaël Delafosse, Benoît Payan, Lille, Mathieu Klein, Rachid Temal, Johanna Rolland, Nathalie Koenders, Olivier Bianchi, Emmanuel Grégoire et Rémi Féraud, c’est le tour de Karim Bouamrane, qui clôt cette séquence et en ouvre une autre : celle des présidentiables.
Karim Bouamrane
Red Star
L’étoile montante de l’ancienne banlieue rouge annonce une nouvelle France.
C’est une silhouette parfaitement reconnaissable : on la dirait tout droit sortie des esquisses du chorégraphe Roland Petit, plutôt du peintre Bernard Buffet — son portrait du toréador ressemble étrangement à celui de l’édile de St-Ouen.
Svelte, peut-être même émacié, pommettes saillantes, les cheveux ras à la Obama, l’œil aigu, pétillant derrière des lunettes noires à la Mastroianni, sourire ultra-brite et bienveillant, costume trois pièces, la démarche souple, même chaloupée — le personnage, car c’en est un, dégage un incontestable charisme, et même du magnétisme.
Il y a un style Bouamrane qui tranche avec l’imagerie des banlieues : sweat à capuche, bas de jogging gris, Nike hors de prix, Rolex aux poignets. Il se veut soigné et porte sur lui son premier slogan : « Les quartiers, la banlieue, ont droit au beau. » Son apparence est conforme à son exigence. Il est intarissable sur le sujet du beau en banlieue. La laideur urbaine est pour lui le premier acte de l’assignation à résidence sociale. Elle condamne les quartiers à vivre entre deux parkings d’hypermarché, dans des barres sans âme, ou des immeubles délabrés réservés aux "proles" depuis l’entre-deux-guerres.
Il suffit de se promener dans Saint-Ouen pour voir comment l’ancienne bourgade communiste se transforme et s’embellit. La gentrification n’est pas synonyme d’expulsion sociale pour le conseiller général de Saint-Ouen, mais contraint les bailleurs du parc social à s’aligner, et les locations dans l’ancien à se moderniser, sans pour autant ressembler à l’architecture du parc Walt Disney. Même l’esplanade de la mairie a mis fin à cette verrue entre deux cafés peu engageants. Elle est devenue une place, « La place », le cœur piétonnier de la ville, minéral et végétal : elle n’a rien à envier aux communes riches de l’Île-de-France.
Incontestablement, Karim Bouamrane a tout d’une star : les médias se l’arrachent, il est suivi par des milliers d’inconditionnels, il casse les codes, et au milieu de ses propos à l’accent métallique, parfois à l’emporte-pièce, il y a toujours des pépites, likées par milliers, bien au-delà du score du premier secrétaire du PS, de la maire de Paris ou de la présidente de région.
Son bureau de maire est à son image. Bureau est un grand mot : il ne s’assoit jamais derrière, toujours en mouvement, debout ou assis dans un fauteuil à roulettes avec lequel il se déplace avec dextérité, pendant qu’il vous invite à vous asseoir dans un sofa moyen-oriental qui vous engloutit. Ce n’est pas un bureau, mais un parloir où il écoute, note, interroge, questionne, veut en savoir plus, demande les sources et se nourrit de tout ce qui s’y dit.
Pas une interruption, pas un coup d’œil au smartphone : l’homme est concentré sur le propos.
Un bref regard sur les murs, dans un moment de répit, vous fait comprendre où vous êtes : point de photos de St-Ouen au début du 19e siècle, pas de croûtes sans âge, ni de lithos d’une ville jumelée, mais une galerie de stars. Il s’agit souvent des acteurs de films cultes, plutôt de cinéma américain, du genre Robert Redford — sûrement parce qu’il est le chantre de la gauche américaine. On y trouve aussi Mohamed Ali. On pense, en regardant l’affiche, à son « Vole comme un papillon, pique comme une abeille. Et vas-y, cogne mon gars, cogne, cogne », ou le footballeur brésilien Sócrates — on sourit en pensant au propos de la charismatique star du Brésil : « Selon Machiavel, il vaut mieux être craint qu’aimé. Mais, c’est un choix que la Seleção n’a pas à faire. » Voilà, nous sommes chez les stars.
Note incongrue — mais pourquoi pas ? — dans cette pluie d’idoles : Louis de Funès. Pour rappeler, sûrement, que le maire ne délaisse pas pour autant sa fibre populaire.
Un récent débat dans les "Informés" de France Info résume Bouamrane : "Il était inconnu et s’impose en quelques mois comme candidat possible à tout" (...) "il est au-dessus des débats internes du PS (...) mais, au bon moment, avec talent, il est là où il y a une place pour lui". Le maire de Saint-Ouen, et c’est ce qui a tapé dans l’œil du New York Times qui l’a mis en une, aborde la politique en star. Il n’est pas là pour témoigner, mais pour gagner ; il est pressé au point que son propos résonne comme ceux de Mbappé. Pour lui, "les socialistes sont en haut d’un immeuble en feu et s’empoignent sur la nature du papier peint". Perte de temps !
Il impose une réunion des tenants de l’alternative à O. Faure et commence par ses propos : "C’est maintenant entre nous l’union sacrée. Chacun doit dire ce qu’il veut. Moi, je ne suis pas candidat au poste de premier secrétaire, mais à la présidentielle, et j’ai besoin d’un parti en état de marche". Droit au fait !
Il bouscule les habitudes, le ronron, le convenu. "Les socialistes sont timorés, ils ont peur de tout, s’excusent pour tout, ils ont perdu l’ADN du combat et de la gagne". Il pense qu’il faut insuffler à la gauche, mais aussi au pays, l’esprit de la gagne. Ne lui dites pas que cela fait un peu Bernard Tapie. Il vous répondra : « Lui, il s’est perdu parce que la gagne c’était que pour sa pomme. »
C’est ainsi. On aime ou pas, mais le maire de Saint-Ouen est une force qui va. Il partage d’ailleurs avec l’ancien ministre de la Ville et patron de l’OM, au-delà de son absence d’inhibition, la passion du football.Rien n’échappe au maire de Saint-Ouen, ni le système de jeu où il excelle, ni la composition des équipes où il a son idée. Et cerise sur le gâteau : sa ville est le lieu de résidence du mythique Red Star qui domina le football dans l’entre-deux-guerres. Le stade Bauer, à jet de pierre des puces, est le siège de ce club de la "ceinture rouge" qui fut un temps financé par Doumeng, le fameux milliardaire du PCF. D’ailleurs, le secrétaire général des communistes Georges Marchais était un supporter assidu du Red Star. Remarquez, il y en a un autre que l’on voit souvent au stade : c’est François Hollande, il venait même lorsqu’il était président de la République.
Karim Bouamrane a absolument voulu lancer son mouvement "Une France humaine et forte" au stade Bauer, et comme dans les tribunes du Red Star s’y pressaient toutes les classes sociales, toutes les conditions, sous le regard ébahi des journalistes devant les près de 4000 personnes réunies… Un exploit par ces temps de vaches maigres militantes…
"Bizarre de nous réunir dans un stade en pleine rénovation", me dit un de mes voisins. En effet, les grues nous faisaient face. "Karim nous signifie ainsi que sa gauche est en construction", lui répondis-je, pendant que Juan Massenya animait le "spectacle".
La présence de cet animateur et ami du maire ne devait rien au hasard, tout à la fois un marqueur des cultures urbaines et l’animateur de Teum Teum, Voodoo Club ou encore C’est koi ta Zik, lauréat du prix du jeune talent, il est un ambassadeur du hip-hop.
C'est ici un autre jardin secret du président du conseil de surveillance de la Société du Grand Paris, qui est un fan de musique. Le hip-hop, c’est 5 piliers : le rap, le DJing, le breakdance, le graffiti, le beatboxing, mais c’est aussi des valeurs : "la paix, l’amour, l’unité, s’amuser". Il s’agit donc tout à la fois d’un hobby musical pour Bouamrane, mais aussi d’une culture qui est celle de la France urbaine. Et elle envahit toutes les jeunesses françaises : dans le langage, la mode, les références culturelles, et a préparé l’irruption de l’offre politique.
Karim Bouamrane est la pointe avancée de ce mouvement de fond en France qui va bousculer la sociologie politique. C’est ce qu’a compris Jean-Luc Mélenchon, qui, lui, la réduit, l’essentialise, la communautarise.
Karim Bouamrane est l’anti-Rima Hassan.
On ne trouve chez lui aucun soupçon d’antisémitisme ou d’israélophobie, pas plus d’ailleurs qu’un inconditionnel soutien à Netanyahou. Il n’enferme pas cette génération issue des quartiers dans une identité frelatée, il lui donne un débouché avec un slogan : "C’est à vous de moderniser la France et la rendre humaine et forte".
Dans une société française qui joue à guichets fermés, très largement dans la reproduction culturelle blanche, Karim Bouamrane incarne l’incroyable énergie, l’inventivité qui bouillonne dans cette partie de la France hors mainstream, et qui sera la source de renouveau. C’est l’hybridation française qui est en marche.
À l’instar des potes hyper diplômés de "Karim", comme Abdel Ziane, sénateur de la Seine-Saint-Denis, Sciences Po, diplômé de relations internationales et licence de lettres modernes, ou Driss Aït Youssef, qui fut le président de l’université Léonard de Vinci, docteur en droit, deux masters, diplômé des hautes études de sécurité et de justice, ils sont légion à prendre aux mots les principes d’égalité de la République et les retourner contre ceux qui ne les veulent pas dans la République.
Il ne s’agit pas de remplacement. Mais, de régénérescence par l’hybridation. Il s’agit de construire une France nouvelle.
Ils ont la prétention de penser qu’ils savent tout autant que d’autres ce dont la France a besoin et apportent en plus une niaque que les "insiders" n’ont plus, parce que gavés de tout, et n’ont plus faim du tout.
Totalement décomplexés vis-à-vis de leur histoire, de la religion de leurs parents dont ils prennent ce qui leur semble nécessaire, et totalement en phase avec les principes républicains, ils trouvent simplement que les inclus sont datés, sclérosés, "has been", pour paraphraser Karim Bouamrane.
Ni séparatisme, ni repli identitaire, mais pas d’assignation à résidence ou de Français de seconde classe.
Ni blédards ni Muslims d’apparence, fiers d’être français et de brandir l’égalité réelle pour insuffler à la France un nouveau souffle. Si on a pu parler à son propos du "Barack Obama de Seine-Saint-Denis", c’est pour cela.
Évidemment, ils bousculent les codes, les bonnes manières d’une France bien élevée et bien peignée. Et chez ces gens-là, monsieur, on trouve les propos trop violents ou dérangeants. Mais l’effet hip-hop est en marche : il va tout envahir.
Bouamrane fait partie de ces maires de banlieues comme Samia Ghali, Hélène Geoffroy, Michaël Delafosse, qui incarnent la nouvelle vague socialiste, dont la laïcité refuse que la religion s’impose à la République, mais s’oppose tout autant à ce qu’on l’utilise pour stigmatiser les musulmans.
Cette génération politique au PS n’a rien à voir avec celle des énarques des années 80 ou d’assistants parlementaires devenus dirigeants politiques.
"Je m'appelle Karim Bouamrane, fils de Radia et de Allal Bouamrane, je suis le nouveau maire de St-Ouen", dit-il au début de son discours d’investiture. Il y a là un hommage à ses parents qui se sont saignés aux quatre veines pour lui. Il sait ce qu’il leur doit. Il sait tout autant ce qu’il doit à la République qui lui a permis de faire des études et d’obtenir des diplômes et son master, lui qui a vécu dans un HLM de St-Ouen, poussant les dealers de son hall pour aller au centre culturel en face.
Mais il connaît aussi les limites des principes désincarnés de la République. "Pour certains, ce sont des mots creux pour tenir à distance les barbares qui ne parlent pas leur langue, pour d’autres, c'est conquérir des droits", dit-il, ajoutant après un temps : "et des devoirs, mais il n’y a pas de devoirs si les droits ne sont pas là."
Il n’évoque jamais cette blessure secrète où il s’est heurté au plafond de verre d’une société bloquée, fermée, confisquée, avec des CV ou prêts pour poursuivre des études refusés à cause d’un nom à consonance maghrébine. Il ne parle pas non plus de la petite musique : "Un maire marocain d’origine peut-il gouverner la France ?". On lui a déjà servi dans sa campagne municipale. Il serre les dents mais ne baissera pas les yeux. "On va bousculer les endormis", dit-il.
Il l’a déjà fait. Comme beaucoup de jeunes surdiplômés issus de l’immigration, il a quitté la France puisqu’on ne voulait pas de lui. Ce fut pour les États-Unis, et l’ancien communiste en est revenu patron d’entreprise, puis il a réussi à conquérir sa ville de Saint-Ouen. Et il a bien l’intention de ne pas en rester là.
Les questions régaliennes sont son quotidien, il n’a ni besoin de s’excuser, ni d’en rajouter. Il sait de quoi il parle et se fait comprendre de tous les milieux, car il est à leur interface.
Ce républicain tendance social-démocrate, ce pragmatique vertébré, ce socialiste branché sur le 100 000 volts a fait sien le conseil de François Mitterrand : "Là où il y a une volonté, il y a un chemin", et dans une "gauche non mélenchonienne" qui doute de tout.
Il trace sa route, comme Ségolène Royal aimait à le dire. Karim Bouamrane répète à l’envi : "Les valeurs de gauche doivent permettre à chacun d’être l’architecte de sa propre vie et de ne pas subir".
À bon entendeur, salut.
À dimanche prochain.