2019 Jours de guerre en Europe

  1. Le nouveau Moyen Âge commence
  2. L'enjeu du congrès du PS
  3. LR, le combat des frères siamois
  4. La relève, portrait de Johanna Rolland

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1. Le nouveau Moyen Âge commence

J'évoquais en décembre la "capitulation voulue" de Trump à propos de l'Ukraine ; puis en janvier, le changement de nature des relations entre l'Europe et l'Amérique. "Un jour, l'Amérique s'en ira", avait dit le visionnaire Charles de Gaulle. Je ne pensais pas avoir malheureusement raison si vite. Une conférence de presse de Trump, muselée comme toujours, décousue comme souvent, mais vindicative à l'endroit de Zelensky ; une froide mise en cause des démocraties européennes par le vice-président Vance, une sortie ponctuée d'un salut nazi, même pas une quenelle à la Dieudonné, du fier-à-bras Bannon expliquant la stratégie de conquête idéologique de l'Europe, ont soldé les comptes du parapluie et de la liberté américaine depuis la Seconde Guerre mondiale. Trump étant décidément inaudible, c’est son vice-président qui fut l’interprète de l’administration. Son discours de Munich eut l’avantage de la méprisante clarté avant d’aller soutenir l’AFD. "En démocratie, il n’y a pas de place pour le cordon sanitaire", déclara-t-il, puis traitant les commissaires européens de "commissars", il déploya son argumentaire anti-migrant. Celui qui plaît tant à toute l’extrême droite européenne, comme ils l’ont souligné dans leur déclaration commune de Madrid, où ils se sont fait 5e colonne du trumpisme. L’Europe est seule, la France en Europe tout autant, comme l’a démontré lundi le sommet de Paris sur l’Ukraine. Maintenant, tout est possible, tout est envisageable. L’extrême droite européenne a la permission de l’Amérique qui lui rend bien et Poutine les mains libres pour reconstituer son glacis. Craignons dorénavant pour les États Baltes. Le règne des nationaux-populistes et de l’illibéralisme commence. Même si Trump ne réussira pas à déréguler le monde à sa guise et sa bande de milliardaires, malgré leur toute-puissance, non plus. Il y a loin de la coupe aux lèvres, et les oligarques sont tributaires de consommateurs qui se rebiffent. Et puis, les peuples ne sont pas des billets de banque. Nous savons tout cela, mais les événements que nous vivons sont les hirondelles d’un monde nouveau, un nouveau Moyen Âge. Une époque où l'absence de droit international conduit au "Bellum omnium contra omnes", cette guerre de tous contre tous, où règnent des féodalités financières contre les servitudes de l'État, où le capitalisme numérique se fait libertarien, où la régression morale est hantise xénophobe, les prédateurs sont de toutes sortes, les précarités sociales galopent, où l'abandon écologique sur fond d'état de guerre va être la règle. Notre rôle, si vous le voulez bien, va être de préparer la renaissance en résistant à cet ordre nouveau. Le Moyen Âge, celui du règne des féodalités et de l’Église entre l’Antiquité et la modernité, a duré près de mille ans. C’est un peu long, je vous l'accorde. Et comme nous l’a appris par son plus grand spécialiste, Jacques Le Goff, il a forgé le renouveau qui débouchera sur les Lumières, cela nous rassure. Victor Hugo disait : "Aucune société n’est irrémédiable, aucun Moyen Âge n’est définitif, si épaisse que soit la nuit, on aperçoit toujours la lumière." Donc, à cœur vaillant, rien n'est impossible. Nous ne sommes pas encore totalement battus. La contre-offensive va venir, mais elle dépend de nous. Nous allons devoir ressortir nos blousons de cuir et nous préparer à manifester, pétitionner, protester, inventer à nouveau. Car nous sommes dépositaires du "passé" et nous devons être des passeurs pour réinventer l’avenir. Allez ! N'ayez crainte, je ne délire pas, je plaisante ! ... à peine… à peine.

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2. L'enjeu du congrès du PS

Une nouvelle direction. C’est-à-dire, me direz-vous ? Un nouveau projet pour un candidat social-démocrate à la présidentielle.

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3. LR, le combat des frères siamois

Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez sont candidats à reprendre le vieux parti gaulliste qui a perdu les deux tiers de ses adhérents. Il n’a plus rien de gaulliste. Il s’est réfugié au Sénat. Et sort quand même d’une scission à l'initiative de son précédent dirigeant, Éric Ciotti. Ce dernier a fait alliance avec l’extrême droite lors des législatives, partageant avec le RN les mêmes réponses sur les mêmes obsessions. Ce n’était ni nouveau ni une lubie. Ce néo-lepénisme fut porté par plus de 25 % des adhérents et gagna le premier tour lors de la primaire des Républicains pour la présidentielle. Pour illustrer sa campagne, il déclara entre autres "préférer voter Zemmour que Macron en cas de deuxième tour de la présidentielle". Éric Ciotti accéda à la présidence de son parti, grâce à un accord avec Wauquiez, lui promettant la candidature à la présidentielle. Bruno Retailleau, alors président du groupe LR au Sénat, lui apporta son soutien par proximité idéologique, lui qui dîne avec le milliardaire d’extrême droite P. Sterlin, finançant une officine chargée de préparer les municipales du RN. Sur le plan idéologique, rien n'oppose le président du groupe LR et le ministre de l'Intérieur. Ce sont des frères siamois, comme "Si et Am" dans les "Aristochats" de Disney, rien ne les distingue, tout les rapproche. C’est la polyphonie intégrale. Nous sommes dans le pur combat des chefs pour une formation dont le but est de devenir aujourd'hui la "deuxième extrême droite", celle de l’intérieur du Front républicain. S’ils se déchaînent tout à coup pour si peu, c’est par l’odeur alléchée du lait électoral. Depuis quelques élections partielles, les candidats LR reprennent des couleurs, profitant des divisions des macronistes en petites chapelles, du rejet du président de la République et de la marginalisation du Nouveau Front Populaire. C’est que l’aile droite de l’ancienne majorité se fait moins visible. Elle qui fut longtemps portée par G. Darmanin et E. Philippe, Bruno Le Maire. Le premier a quitté l’intérieur pour la justice et s’occupe des narco-trafiquants, c’est moins porteur. Le second prépare sa présidentielle, ce qui l’oblige à parler peu et à une certaine hauteur. Le dernier tente d’éviter trop de questions sur sa gestion des déficits. Ils sont moins présents médiatiquement pour un électorat vibrant au "cor de chasse" du national-populisme. Retailleau, par ses déclarations et leurs échos dans cette opinion, devient la partie visible de l'iceberg de la nouvelle droite. La presse de la droite en a fait son champion, la bollosphère n'est pas mécontente d'enrôler une tête d'affiche de plus dans sa croisade, et les sondages un peu poussifs semblent lui donner quand même de la lumière. Le ministre de l'Intérieur, étourdi par cette renommée inattendue, décide de prendre le risque de salir sa nouvelle casaque dans un combat d'appareil. Il va apparaître combattu dans son parti, et loin d’être désintéressé ou au service des Français sur les sujets qui les taraudent. Laurent Wauquiez a vu la faille et pilonne Retailleau sur ce point : on ne peut pas être ministre de l'Intérieur et patron de la droite. Argument auquel Larcher a répondu "Sarkozy l’a bien fait", vu l'image actuelle de l'ancien président, on a connu le président du Sénat plus avisé.

La défaite du président du groupe LR ne pourra rester sans lendemain. On imagine déjà la guérilla parlementaire qui s’en suivra. Et celle du ministre de l'Intérieur l’affaiblirait durement dans sa tâche, alors que sa victoire politiserait un peu plus un ministère régalien où l’accusation de l’instrumentaliser pour la présidentielle va être déflagratoire. Déjà lorsque le ministre de l’Intérieur annonce un rapport de force accru avec l’Algérie après le drame de Mulhouse, on ne sait si c’est le ministre qui outrepasse ses prérogatives ou le candidat qui mène campagne. Enfin, sa progression médiatique conduira mécaniquement le RN à sortir de sa bienveillance pour le gouvernement dans lequel il siège.

"Il n'y a pas que l'immigration dans la vie", déclare Laurent Wauquiez sur TF1, conscient que le succès de son adversaire est dû à cette question. Il n’est pourtant pas en reste sur le sujet. En effet, les deux prétendants s'agrippent et s'arrachent le petit talisman de l'immigration laissé en héritage par Éric Ciotti mais qui appartient à Marine Le Pen. Lors de cette fameuse primaire, le député de Nice et ancien président du département des Alpes-de-Provence avait résumé sa stratégie : "Pas de divergence avec Marine Le Pen, nous nous distinguons par notre culture de gouvernement." On a vu où cela l’a conduit. Cette extrême droite de gouvernement, c’est le fil commun entre Wauquiez et Retailleau. Mais les sondages sont là pour le démontrer, l'archipélisation de la droite s’accentue et permet à l'extrême droite d'élargir son espace sur la base de "valeurs actuelles" communes. Le dernier sondage en date sur des législatives anticipées met le RN à 36 % et LR à 13 %, un abîme. Loin de rapatrier l’électorat du RN au sein de la droite classique, le discours de proximité, quand ce n’est pas la surenchère, Marine Le Pen ayant opté pour un "ni bruit ni furher", légitime l’extrême droite dans l’espace public. La fragmentation de la droite et du centre et la chute du mur idéologique entre les droites et l’extrême droite préparent le vote utile RN pour faire gagner la préférence nationale. La droite reprend, plus de 30 ans après le discours de Jean-Marie Le Pen à Marseille, le 17 avril 1988, au stade Vélodrome : "Quand on n’est pas capable de défendre son identité, son territoire, sa culture, ce sont les autres qui viennent vous l’imposer par la force, parfois avec des fusils, parfois avec des babouches. Nous vivons, la France ne sera jamais une République islamique." J. Chirac avait trouvé à l’époque le propos raciste. La droite ne dit maintenant pas autre chose. La présentation du texte LR au Sénat sur le port du voile dans le sport est la démonstration chimiquement pure de ce qui est à l'œuvre. Pas de mauvais procès, il ne s’agit pas de discuter la soumission pour les femmes, défendue avec raison par les laïques. Il s’agit de l’instrumentalisation de cette question à un moment voulu par Retailleau pour illustrer l’efficacité de la droite classique dans la lutte contre le grand remplacement. C’est un acte d’allégeance politique au "tous ensemble contre l'Islam" et ne sert au bout que Marine Le Pen. Et ce n’est pas fini, les propositions de loi de ce genre sont légion.

De Pasqua à Sarkozy, il y a toujours eu une droite dure voulant régler les problèmes au Karcher, elle était contrebalancée par une aile libérale de Balladur à Juppé, arbitrée par un J. Chirac. Mais la droite ne s’est jamais vraiment remise du combat Chirac-Balladur en 1995, qui fut le premier point de bascule vers la désintégration du parti gaulliste sous la pression de la percée du FN. L’aile "libérale" s’est définitivement effondrée dans la présidentielle ratée de Valérie Pécresse. JF Copé, favorable à la candidature à la présidentielle de E. Philippe et Xavier Bertrand, officiellement hostile à cette droitisation extrême, soutiennent d'emblée Retailleau.

Il ne reste donc qu'un "mouvement" de parti qui partage les hantises de l'extrême droite, courant après son électorat lepénisé. Qui sera gagnant ne change rien, les deux sont en voie de Ciottisation politique. La victoire apportera un bref regain médiatique et ponctuellement des succès lors des municipales, grâce à l’appui du RN ? La droite se prendra à rêver. Mais les faits sont têtus, les conséquences vont être désastreuses. Dans un moment poisseux où la droite dite républicaine se perd, le premier ministre s’abîme dans un improbable "je ne savais pas" à propos de l’affaire du collège Betharame pour protéger son épouse, où il se défend en éclaboussant tout le monde, où l’élection du président du Conseil constitutionnel est rendue possible par la grâce de l’abstention du RN, tout va à Marine Le Pen.

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4. L’AFD ou le retour triomphant du refoulé

Comment vivre tranquillement après le nazisme fut la question qui hanta la génération suivante en Allemagne ? Le très beau film "Allemagne, mère blafarde" de Helma Sanders Brahms nous offrit la réponse avec l’image d’une mère ayant traversé l’épreuve du Reich et de la destruction de l’Allemagne, qui en sort avec le visage paralysé. Cette parabole du traumatisme est toujours là, malgré le substitut de la réussite économique jouant le rôle d’une re-narcissisation nationale. Et c’est dans cette Allemagne mal à l’aise, amputée puis réunifiée sans être vraiment unifiée, confrontée à la récession, au chômage et surtout à la fin de son "modèle-rédemption" que s’ouvre en grand l’heure du questionnement : c’est le retour du refoulé via une extrême droite décomplexée. Nous, qui connaissons l’extrême droite française, nous avons qu’une vague idée en France de la nature de l'AFD soutenue par l'administration américaine. Cette formation d’extrême droite est plus "Ordre Nouveau que RN". Si elle fut créée comme un mouvement défavorable à l'euro, sa logique souverainiste l’a conduite à saisir la question de l'immigration et de l'Islam comme remise en cause de l'Allemagne. Le million de Syriens, dont 60 % sont au chômage, et la multiplication des attentats ont stimulé l’AFD. Depuis, les scandales se multiplient, horrifiant de nombreux Allemands et fascinant d’autres, la résonance du parti avec les milieux néo-nazis allemands par exemple (Pegida ou Neue Rechte). Un de ses responsables, Wolfgang Gedeon, écrit un livre "Le communisme vert et la dictature des minorités" où il explique que "le judaïsme du Talmud est l’ennemi de l’intérieur de l'Occident chrétien". Le porte-parole du mouvement sera exclu en 2020 pour s’être publiquement réclamé du fascisme et avoir lancé un appel à "gazer les réfugiés". L’un des deux présidents de l’AFD, Björn Höcke, estime que c’est un problème que Hitler soit dépeint comme "l’incarnation du mal absolu", réclame la fin de la repentance et un virage à 180 degrés dans la politique de mémoire. Ils sont nombreux dans l'AFD à dire ne pas comprendre le monument sur l'Holocauste à Berlin. Si l’on peut rattacher l'AFD au courant de la Révolution Conservatrice allemande, tout de même précurseur du fascisme, elle est bien une formation d'extrême droite pratiquant le national-populisme comme les autres en Europe, et elle attire de plus en plus d'Allemands, et pas seulement de l'ex-Allemagne de l'Est. Dans la campagne électorale, l'AFD a gagné politiquement l’élection. D’abord parce qu’elle a mis l’immigration à l’agenda de celle-ci. Ensuite parce qu’elle a brisé le barrage à l’extrême droite en votant une résolution commune avec la CDU/CSU au parlement. Enfin, le soutien public de l’administration Trump lui a donné une respectabilité après laquelle elle courait. En s’installant au cœur du débat allemand, elle ne fait que commencer son ascension. L’extrême droite va peser sur la CDU/CSU, selon une mécanique maintenant bien connue dans toute l’Europe : l’OPA idéologique due à une progression électorale, puis le dépassement des vieux partis par l’alliance ou la "submersion". Déjà, la droite classique allemande se droitise. C’est la rupture voulue par son dirigeant, Friedrich Merz, avec la position centriste et centrale de Merkel. Dans son livre "Oser plus de capitalisme", il ne défend pas seulement les classiques de toutes les droites : "Il n’y a pas de prospérité sans effort" ou mettant en cause "la pré-retraite et la semaine de 4 jours", mais il développe l’idée d’une "culture de référence allemande", passerelle idéologique évidente avec l’extrême droite. Ses sorties, on le dit colérique, sont aussi significatives, accusant les Ukrainiens de faire du "tourisme social en Allemagne" ou les enfants d’immigrés de "petits pachas". La décision de faire cause commune avec l’AFD dans une motion sur l’immigration au parlement ne brise pas seulement un tabou, elle fait logiciel commun avec l’extrême droite. Dans une Allemagne qui a déjà 3 millions de chômeurs et qui doit combler 30 à 40 milliards pour investir 2 % du PIB dans la défense, le risque est grand d'emprunter le toboggan des coupes budgétaires dans l’État social. Mais il y a aussi le piège tendu par l'AFD. La CDU/CSU n’aura pas de majorité absolue et il lui faudra chercher la grande coalition avec le SPD. Celle-ci ne pourra se faire sur le thème du "redressement économique et de l’immigration" voulu par la CDU/CSU, en tout cas pas au niveau que l’électorat ainsi libéré souhaite. L’AFD profitera politiquement des "renoncements". Quant au SPD, il pâtit une fois de plus de l'indifférenciation, débat un peu musclé que j’avais eu avec la direction du Parti socialiste allemand dans le PSE : "Dans Gauche de gouvernement, il y a aussi le mot gauche." Mais, nous n'en sommes plus là ! Merz a terminé la campagne par un appel désespéré à lui donner les moyens d’un pouvoir fort pour éviter que l'AFD ne soit au centre". Cela ne fait que commencer.

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5. La relève

Chaque semaine, je brosse le portrait d’un ou d’une personnalité du PS que je suis de près ou de loin et dont je pense qu’il ou elle participera à la relève au PS.

Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, Érika Bareigts, Jérôme Guedj, Valérie Rabault, Michaël Delafosse, Benoît Payan, Lille, Mathieu Klein, Rachid Temal, c'est aujourd’hui le tour de Johanna Rolland.

Johanna de Bretagne

"Il pleut sur Nantes, donne-moi la main / Le ciel de Nantes rend mon cœur chagrin", chantait Barbara avec une douce nostalgie. Nantes occupe une place à part dans l’histoire du PS, car ce fut le congrès où Rocard fit son discours fondateur sur la 2ᵉ gauche. Un jour, j’évoquais devant lui ce qui fut pour moi une erreur politique : "Tu venais de la gauche de Mitterrand via le PSU. À la suite du discours de Nantes, tu as perdu la centralité acquise dans les assises du socialisme en 1974. Tu n’étais plus un recours, mais un concurrent, et Mitterrand t’a enfermé dans la droite du parti alors que la France allait à gauche. Michel Rocard me répondit : « Que veux-tu, dans ce domaine, je suis un peu gauche. » Nantes restera à jamais la fondation d’une gauche qui tentait – trop tôt peut-être – de se mettre dans les pas d’une social-démocratie à la française. Pour le reste, la conquête de l’Ouest de la France, du Mans à Brest, par le Parti socialiste a été décisive dans l’histoire électorale du Parti socialiste. Il a conquis à peu près toutes les villes au long de son histoire. Je les appelais "les chevaliers de la table ronde sans Roi Arthur". Ils décidaient ensemble, collaboraient, se chamaillaient ou se détestaient cordialement, il y avait entre eux la dent dure, mais la solidarité était forte. Jean-Marc Ayrault à Nantes, Le Drian à Lorient, Le Pensec à Mellac, Charles Josselin à Pleslin- Trigavou, Bernard Poignant à Quimper, Claudy Le Breton à Plénée-Jugon, Jean-Claude Boulard au Mans, Francis Le Blé à Brest, Yves Le Foll à Saint-Brieuc, Edmond Hervé à Rennes, Marylise Lebranchu à Morlaix, Etienne Caux à Saint-Nazaire, etc. Même Richard Ferrand à Concarneau, à une époque où il fréquentait plutôt la gauche du PS ; ils furent députés, présidents de groupe au Parlement européen, sénateurs, ministres, présidents de conseils départementaux et régionaux. Ce fut une épopée politique tout autant qu’électorale. On ne comprend pas cette saga sans l’histoire, aujourd’hui oubliée, du PSU dans tout l’Ouest de la France ou de la Gauche paysanne de Bernard Lambert à la FDSEA, puis au "Paysans travailleurs", ni les luttes sociales qui furent des jalons dans l’histoire de la gauche des années 70. Le combat contre la centrale nucléaire de Plogoff de 1978 à 1981 donna naissance à l’écologie politique, et la grève de renom du Joint français à Saint-Brieuc pendant 18 semaines fit surgir les femmes ouvrières et marqua le déphasage du PCF qui refusa de participer aux comités de soutien à cause de la présence de gauchistes. Sans oublier le fameux « Vivre et travailler au pays ». Les luttes ouvrières ont toujours été dures en Bretagne, violentes parfois, comment ne pas citer la grève des conserveries le 13 novembre 1924 à Douarnenez où 2000 femmes coiffes sur la tête, tablier blanc sur robe noire, sabots aux pieds raisonnant sur le sol, manifestaient pour quelques sous. Il y en eut d’autres, racontées par Jean-Claude Boulard dans "L’épopée de la sardine". Comment ne pas évoquer la grève des forges d'Hennebont en 1957 qui, pour le coup, forgea les consciences ? De Brest à Lorient, Saint-Nazaire ou Nantes, les grèves étaient dures comme la vie des hommes, celle des goémoniers peints par René Quéré ou chantée par le poète Michel Tonnerre : "Il est des hommes de ma terre, au large du pays breton, qui sont moissonneurs de la mer et récoltent le goémon." Celles aussi des marins aux mains gelées dans les pavois, partant en mer plusieurs mois, ou ne revenant pas. Quant aux femmes, elles étaient endurcies par les malheurs de cette mer ou le labeur des usines de sardines.
La Bretagne est viscéralement française depuis son rattachement au Royaume de France le 4 août 1532 et le sang versé dans les tranchées de Verdun et de la Somme en 1914. Cependant, totalement bretonne par sa culture propre, son ancrage celtique, ses rues et églises tout droit sorties des replis de l’histoire, avec son crachin mélancolique et ses éclaircies riantes. Cette "nature" irrigue le grand Ouest. Il s'agit bien de l'"Ouest France" de la République en Bretagne, où l’identité et l’universalisme font bon ménage. Mona Ozouf a raison, dans "Composition française" de porter un jugement "plus nuancé dans l’affrontement actualisé entre universalisme et communautarisme". L’Ouest n’a pas toujours été de gauche, encore moins socialiste. Bernard Poignant cite, dans son très bon livret à la Fondation Jean Jaurès sur les socialistes bretons, cette anecdote : François Mitterrand, en meeting à Morlaix, termina ainsi, apostrophant les Bretons : "Lundi, vous répandez des artichauts sur les routes, mardi vous perturbez une étape du Tour de France, mercredi vous menez l’assaut contre les sous-préfectures, etc., et dimanche vous votez à droite. "Il faudra bien un jour que vous mettiez en accord le dimanche et les jours de la semaine." Ce long détour, cette mise en situation pour dire que Johanna Rolland, maire de Nantes, est la dépositaire d’une histoire, j’allais dire d’une culture. Je n’ignore pas le "terrible" débat pour savoir si la Loire-Atlantique est en Bretagne. Je ne veux pas m’en mêler, mais c’est quand même Pétain qui, en 1941, créa les Pays de la Loire et détacha la Loire-Atlantique de la Bretagne. Je fus témoin que cette réunification aurait été possible mais se heurta à l’opposition forcenée de J.-Y. Le Drian, menaçant de démissionner de son ministère de la Défense.

Aujourd’hui, l’Ouest de la France est la synthèse réussie entre modernité, avec ses 400 entreprises innovantes, et la tradition, ce qui explique peut-être les difficultés que rencontre le RN dans cette région. Gaulliste, certainement, catholique "contre l’école du diable", l’école publique évidemment, réactionnaire parfois chez quelques capitaines d’industrie, mais l’extrême droite n’y fait pas ses meilleurs scores. Aujourd’hui, le socialisme s’effrite, mais il n’est pas battu. Une nouvelle génération a pris la relève de Stéphane Le Foll au Mans, Nathalie Appéré à Rennes, en passant par François Cuillandre à Brest, David Samzun à Saint-Nazaire ou Isabelle Assih à Quimper, voire l’excellent Jean-Jacques Urvoas, trop tôt handicapé par une bénigne affaire de violation du secret professionnel pour le moins controversée. Un homme, Loïg Chesnais-Girard, aurait mérité un portrait tant le président de la région Bretagne est un talent pur. Ce "socialiste apatride", comme il se surnomme, est aussi bon orateur que visionnaire pour sa région. Cet Européen exigeant qui goûte peu les insoumis et les écologistes ou les socialistes qui s’y plient. Ce soutien de Bernard Cazeneuve sera, à n’en pas douter, un acteur de la relève. Mais Johanna Rolland est la plus en vue de cette génération des fauristes qu’elle soutient sans ostentation. Cette mère de famille diplômée de Sciences Po Lille est connue pour se dévouer totalement à sa ville, au point de faire corps avec elle. Il est probable qu’elle sera l’une des seules de la bande à survivre à la "période Faure". Elle ne s’est pas brûlée les ailes dans la subordination au maître des Insoumis et son ancrage local, s’il est reconduit, lui assure un passeport de survie. Elle est mesurée, compétente, déterminée, et son socialisme n’est pas de façade. Elle s’entend bien avec les écologistes, mais avec qui ne s’entend-elle pas ? Peut-être avec les élus socialistes du conseil départemental, ce qui est fâcheux. Les Verts l’ont élue à la présidence de France Urbaine, incontournable pour les pouvoirs publics. Elle est aussi présidente d'Euro Cités, ce qui ne donne pas tout à fait un brevet mélenchoniste. Elle est d’ailleurs régulièrement citée comme première ministre à cette époque un peu chaotique. Cette bienveillance envers chacun n’exclut pas un "certain caractère" et de la détermination tranquille. Lorsque O. Faure en fit sa numéro 2, enfin l’une de ses n° 2, puisqu’ils sont trois à avoir ce titre, on n’est jamais trop prudent. Je me suis dit à l’époque que cela ne m’étonnait pas, tout le monde en dit du bien. J’avais perçu, lors de son élection au bureau national, à ma demande, son envie de peser à Paris sans quitter sa bonne ville de Nantes. Elle est pour O. Faure la candidate idéale pour rassembler les socialistes, qu’il a souvent divisés, le jour où il se lancera dans l’aventure à la charge suprême. Elle a soutenu Manuel Valls lors de la primaire interne du PS à la présidentielle. Elle dirige sa ville en social-démocrate, comme Jean-Marc Ayrault, son prédécesseur. Elle a soutenu la Nupes, puis le NFP, et elle est "union de la gauche", au point de ne pas être totalement majoritaire dans son conseil municipal. Elle a été loyalement la directrice de campagne d’Anne Hidalgo à la présidentielle, qui ne l’a pas trop sollicitée, au point que personne ne se souvient de sa présence dans ce naufrage. Elle ne s’en est pas formalisée et a gardé de bonnes relations avec la maire de Paris, malgré le score famélique des socialistes. Elle progresse incontestablement dans son expression nette et précise, ne s’embarrasse pas de périphrases, va droit au but. Devant tant de qualité, il m’est revenu en mémoire un petit livre que j’avais acheté il y a fort longtemps dans le magnifique passage Pommeraye à Nantes. Il s’agit d’un ouvrage de l’enfant de la ville, Jules Verne. Ce n’est pas le plus connu, mais ce n’est pas le moins intéressant. "L’horloger qui avait perdu son âme". Ses horloges sont si régulièrement réglées qu’elles sont devenues parfaites. Mais, un jour, elles se dérèglent. Fera-t-elle mentir ce conte fantastique ? Je n’oublie pas qu’Anne de Bretagne fut deux fois reine.

La semaine prochaine Nathalie Koenders

À dimanche prochain.