1063 jours de guerre en Europe
1. Il y a dans ce pays comme un climat de fin de règne
2. La crise des ciseaux
3. La chute d’Olaf Scholz
4. La capitulation annoncée de Trump en Ukraine
5. La relève : portrait d’Erika Bareight
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1. Il y a dans ce pays comme un climat de fin de règne
François Bayrou s’est imposé à Macron. Il l’a menacé, s’il n’était pas nommé, de quitter l’alliance présidentielle et de demander sa démission. A l’évidence, il a fait fuiter "l’information". Car on imagine mal l’Élysée communiquer sur son infortune. Puis, il a fixé lui-même l’agenda du chef de l'État : "Le président va passer du rôle de capitaine à celui d’arbitre." Macron s’est cabré, récupéra immédiatement son brassard et a requis la présence du Premier ministre à ses côtés dans une réunion à l’Élysée pour traiter du cyclone meurtrier à Mayotte, où l’île manque de tout, et d’abord d’eau. Bayrou s’est dérobé à l’invitation, visant aussi à rétablir symboliquement la hiérarchie de l’exécutif. Il a prétexté un conseil municipal dans sa ville, Pau.
Pour l’expliquer, il plaida le cumul des mandats alors qu’il a toujours milité contre. Puis, il se justifia devant le Parlement, l’amertume aux lèvres : "Si j’avais été maire du 7ᵉ arrondissement de Paris ou de Neuilly, vous ne m’auriez pas posé la question." Il soldait ainsi son refoulé avec la droite « parisienne » qui l’a toujours cornérisé. On l’entendit même dire que le Président et le Premier ministre "ne pouvaient être ensemble à l’étranger" en parlant de Mayotte. Il fut repris de volée par la présidente de l’Assemblée nationale, qui estima qu’il aurait mieux fait de "prendre l’avion pour Mamoudzou que pour Pau". De son côté, Gabriel Attal, son principal "soutien" à l’Assemblée, s’est ostensiblement muré dans le silence.
Pendant ce temps, Gérard Larcher, président du Sénat, potentiellement sa place forte parlementaire, dira "faut voir" aux efforts du Premier ministre, qui est ainsi moins soutenu que ne le fut son prédécesseur Michel Barnier. Le Président de la République est apparu faible, et le Premier ministre sans solution. L’exécutif, entre tensions et confusions, est sans "voie" ou sans "voix", c’est selon. La condamnation définitive de l’ancien président Sarkozy à de la prison ferme ajouta au climat délétère.
Le moment vira crépusculaire avec une chronique du journal Le Monde, où Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin le mirent à nu. Le président "à double face" et "sans fond" y est croqué comme un "narcissique pervers", seul, n’écoutant personne, s’adonnant nuitamment par SMS avec quelques proches à des critiques acerbes du monde politique, dont Matignon du temps de Gabriel Attal, caractérisé de "cage aux folles". Le portrait fait irrésistiblement penser à cette citation du Roi Lear de Shakespeare : "Folie, trahison, mensonge, cupidité, orgueil démesuré, tous ces vices grouillent comme des rats affamés."
Ses propos racistes en privé sont aussi relatés, faisant écho aux révélations du journaliste Marc Endeweld, qui indiquait qu’en 2019, Emmanuel Macron reprenait dans ses confidences la terminologie du "Grand Remplacement". Surgit tout à coup avec ce portrait un "président miroir", quasiment une escroquerie politique, présentant à chacun ce qu’il veut entendre, avec le cynisme comme seul bagage.
Selon les échos de l’Élysée rapportés dans ce papier, il erre dans son palais, entouré d’un bouffon, d’un dernier carré de courtisans, coupé de la réalité du monde. Il est décrit refusant d’admettre l’erreur de la dissolution, sa défaite et ses conséquences parlementaires. Il semble répéter, somnambule : "Je ne démissionnerai pas, je n’abdiquerai pas, je ne céderai pas", résumant sa seule philosophie politique dans un pays qui s’affaisse jour après jour. Le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, et l’épouse du président s’inquiéteraient même de cet "état".
Pendant ce temps, François Bayrou, "vieilli, usé" avant d’avoir commencé, arrive trop tard dans un monde qu’il ne reconnaît plus, où il ne se reconnaît pas. Il s’estimait désigné par "le doigt de Dieu dans la tempête", mais hésite sur le chemin à suivre, car il n’y en a pas. C’est la conclusion de la "consultation" engagée jeudi, où tous les invités sont sortis désemparés. La "barnierisation" est déjà en route.
Au même moment, Macron, en bras de chemise, jouait les premiers ministres à Mayotte, détaillant "à la barge près" l’action de l’État, déclarant même, lunaire, qu’il dormait sur place pour partager la souffrance des Mahorais. Poussant jusqu’à l’ultime le Macron caméléon, mal lui en a pris : une image dévastatrice résuma pour tous le moment. Devant des femmes en colère, excédées, le président trépignait littéralement qu’on ne reconnaisse pas ce qu’il fait pour nous, son inconscient lâchant une formule à connotation xénophobe devant tant de visages noirs, achevant de ruiner le portrait du président.
C’est que la France va très mal. Sa note de confiance est dégradée, pire encore, celle des banques françaises aussi. Le patronat a déclenché une offensive contre les normes administratives l’empêchant d’investir. Monsieur Gattaz, que l’on avait perdu de vue depuis sa promesse d’un million d’emplois contre la fin des prud’hommes, s’est illustré à nouveau, appelant à un Trump, un Musk ou un Melei pour mettre fin au mille-feuille administratif.
Mais, signe de l’affaiblissement de l’État, c’est une entreprise détenue par lui – Total – qui mène la charge. Et puis, les plans sociaux se multiplient, la colère sociale monte devant l’impuissance et la précarité de masse, alors que l’agriculture gronde. L’urgence de redresser les finances se heurte à l’impossible consensus des parlementaires, qui ont l’œil rivé sur les présidentielles.
Marine Le Pen n’a pas renoncé à faire tomber Macron et le dit à demi-mot dans Le Parisien. Jean-Luc Mélenchon, entre convergence et connivence, partage l’objectif. La France Insoumise ne se réduit maintenant qu’à cela. Peu importe l’intérêt de la France et du peuple : seul compte celui de Jean-Luc Mélenchon. Pas de problèmes, puisque "le peuple, c’est lui".
Les "Républicains", de leur côté, se sachant nécessaires à l’assise du gouvernement Bayrou au Sénat, veulent leur loi sur l’immigration avec un Retailleau "épouvantail à moineaux" pour la gauche. Celle-ci est dans l’opposition frontale pour LFI, tandis que les écologistes estiment que le Premier ministre prend le chemin de la censure, pas mécontent de rentrer à la maison. Et Olivier Faure lorgne de plus en plus sur la présidentielle. Maintenant qu’il n’a pu être Premier ministre, il veut des gages pour être dans l’opposition "responsable" – à un prix qui rendrait inopérante la critique mélenchonienne.
Pour François Bayrou, céder au PS, c’est ruiner le bilan du président, mais ne pas le faire, c’est dépendre de Marine Le Pen. Cette dernière lui assure un sauf-conduit pendant quelques semaines. Cela explique que François Bayrou ne fasse pas de geste excessif vis-à-vis de la gauche. Il ne sera pas renversé, en tout cas jusqu’à la date du nouveau budget qu’il a prévu en février.
Et la gauche s’apprête donc à rejoindre la censure sous les applaudissements de Mélenchon. Elle devrait le faire en stigmatisant l’abstention de l’extrême droite, preuve de la dépendance de François Bayrou, accentuant la prégnance de celle-ci sur la vie politique française. On ne sait s’il faudra en rire ou en pleurer, tant la "classe politique" pave le chemin du national-populisme.
Il a régné dans cette folle semaine comme un climat de fin de règne. C’est que nous y sommes entrés.
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2. La crise des ciseaux
Notre endettement ne saurait être contesté, la crise sociale tout autant. Quant à la situation des entreprises, elle est dans le rouge, nul ne l’ignore.
Le directeur de la Banque de France n’y va pas par quatre chemins : « Nous sommes le seul pays en Europe où notre endettement rapporté à notre PIB augmente, alors qu’ailleurs, il baisse », et il préconise une réduction de notre train de vie.
Mais constatons-le : il n’y a ni majorité parlementaire ni consentement social pour une augmentation des impôts ou pour des coupes drastiques dans l’État social.
La France, sous ces pressions contradictoires, va connaître un arrêt cardiaque budgétaire ou une crise d’apoplexie sociale.
Entre la banqueroute budgétaire et la banqueroute sociale, tout milite, à plus ou moins moyen terme, pour une reprise en main "bonapartiste". Déjà, des voix s’élèvent, passablement énervées, sur les plateaux télévisés, exigeant que cela cesse. Une clameur monte avec insistance contre le désordre. On entend même certains observateurs exaspérés déclarer : « La démocratie, c’est bien gentil, mais l’intérêt de la France passe avant. »
Il est vrai que cela fait des mois que nous ne sommes pas gouvernés et la France est sans visibilité.
Cela fait également des mois que la France n’arrive pas à sortir de son impossible débat : faut-il taxer les entreprises ou réduire le périmètre de la fonction publique ?
La représentation nationale, sous le feu croisé des populistes, est dans l’impasse. Les partis de gouvernement sont trop faibles pour abandonner leur cœur électoral dans un compromis. Au fond, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent, retranchés de chaque côté de la barricade budgétaire. Ce qui est fascinant, et surtout illustratif de ces moments d’aveuglement collectif, c’est l’absence de vision et de réelles propositions. On trépigne en répétant les mêmes arguments, comme un vieux disque rayé.
Il faudrait que les sociaux-démocrates affirment leur propre voie pour redresser la France. Mais les socialistes se contentent d’agiter des lignes rouges, qui, pour justes qu’elles soient, comme la suspension de la réforme des retraites. Elle procède que d’une "réparation" politique. Ils se sont enfermés dans la retraite à 60 ans, une position impraticable. On ne veut même pas admettre que, face à la dégradation budgétaire et l’impasse parlementaire, le programme du NPF est caduc. Nous sommes coincés dans une logique du "programme, rien que le programme", sans vouloir comprendre qu’entre celui-ci, obsolète, et celui-là, de Macron, périmé, il n’y a aucun compromis possible.
C’est la raison de l’échec du bloc républicain. Car Macron voulait son programme élargi aux socialistes, et ces derniers voulaient un gouvernement basé sur un programme NPF ouvert aux macronistes. Comment voulez-vous que cela marche ?
Sur le plan budgétaire, il n’y a pas d’alternative globale entre les libéraux, qui ne jurent que par la réduction des dépenses (notamment des services publics), et LFI, qui ne voit que la taxation et l’impôt des entreprises.
La gauche est réduite à discuter de sa participation ou pas à un gouvernement de droite, ou de la censure ou pas dudit gouvernement, mais jamais du "pour quoi faire" ? Ce qui rend le débat incompréhensible, voire dépourvu de sens.
Au laboratoire de la social-démocratie, nous préconisons depuis longtemps une "troisième voie" à haut rendement pour réduire la dette, son poids supporté par le budget et les déficits. Il s’agit de recourir aux cotisations des retraites pour les actifs, à la CSG pour la santé, et à la TVA pour le reste, tout en augmentant l’impôt des très riches au bénéfice des très pauvres. On peut estimer que c’est de la folie ou impraticable, mais c’est une solution. Elle prend en compte l’équation budgétaire et politique du moment.
C’est un chemin qui rompt avec le dilemme infernal du périmètre fiscal des entreprises ou de celui des services publics, car chacun sait que ces options sont impraticables, soit pour des raisons économiques, soit pour des raisons sociales.
Nous romprions ainsi, à gauche, avec le programme du NPF, que le PS ou les écologistes considèrent comme la pierre angulaire de toute action. Or, tout le monde sait qu’il était impraticable et, dans la situation budgétaire actuelle, il l’est encore moins. Cela permettrait, au passage, d’être identifié à une solution permettant une politique de compromis.
Sans cette troisième voie, la crise des ciseaux, qui conduit à des demi-mesures, mécontentera tout le monde. La crise rebondira en février, lors du débat sur le budget, et finira par tout emporter.
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3. La chute de Olaf Scholz
La chute du chancelier Scholz est un tournant en Europe. Elle exprime la crise politique que traverse l'Allemagne, doublée d’une récession économique réduisant les marges de manœuvre budgétaires. La locomotive allemande de l’Europe reste à quai. La France rate le coche de s’imposer, vu sa propre situation. L’Italie survit grâce à une politique "immobilière" qui va bientôt devenir une bulle. Elle n’est pas sans rappeler celle de l’Espagne dans les années 90.
Les trois économies majeures de l’Europe donnent des signes de grandes faiblesses et font peur. On ne voit pas comment la France et l’Allemagne pourraient surmonter ce moment, à moins, bien sûr, de suivre l’exemple national-populiste italien et son bonapartisme de plus en plus autoritaire. La France est bien partie pour voir Marine Le Pen l’emporter.
Olaf Scholz tente le tout pour le tout, espérant à nouveau s’imposer. Mais outre-Rhin, on est sceptique. Der Spiegel titre : "Scholz ne peut pas représenter un renouveau crédible". L’échec de la coalition "Tricolore" (SPD, Verts, Libéraux) a la même source que la crise française.
Face aux déficits, pourtant bien moins grands qu’en France, Christian Lindner, le chef des Libéraux et ministre des Finances, prônait des coupes sociales et une stricte discipline budgétaire : c’est-à-dire mettre fin aux objectifs climatiques, aux compensations dues à l’inflation en passe d’être maîtrisée, et aux investissements dans la défense et la sécurité. Les sociaux-démocrates préconisaient, eux, la relance par la dépense.
Les Libéraux du FDP ont suivi leur base, qui avait voté de justesse pour l’alliance (52,2 % "oui"), mais qui est devenue entre-temps 63 % pour le "non", selon les sondages. Le président Frank-Walter Steinmeier a beau appeler à "une majorité stable et un gouvernement efficace", rien ne permet de le présager.
Car si la droite (CDU-CSU) caracole en tête des sondages, entre 30 et 34 %, elle ne pourra gouverner seule si elle l’emportait. Et le risque est grand de voir une nouvelle grande coalition, où les désaccords sur les solutions à la crise économique, budgétaire et énergétique resurgiront.
L’Allemagne est confrontée à la crise de son modèle, entièrement voué à l’exportation, financé par une énergie à bas coût grâce au gaz russe et à des produits manufacturés en Europe centrale, où le prix de la main-d'œuvre, jusqu’à récemment, était concurrentiel.
Cette crise "existentielle" fait le jeu du parti d’extrême droite AfD, dont les sondages indiquent qu’il serait entre 17 % et 19 %, soit un bond de 5 à 7 points depuis 2017. Non seulement l’extrême droite est dominante en ex-Allemagne de l’Est, mais elle progresse dans tous les électorats à l’ouest. L’attentat meurtrier à la voiture bélier sur le village de Noël de Magdebourg va malheureusement donner du grain à moudre à l’extrême droite.
Le couple franco-allemand est le couple malade de l’Europe, alors que les nuages s’amoncellent : la guerre commerciale avec l’Amérique de Trump, le raidissement chinois sur les importations, la guerre en Ukraine dont l’issue échappe à l’Europe, les défis climatiques, et la montée inexorable des nationalistes, qui n’est jamais une bonne nouvelle pour l’Europe.
Madame von der Leyen, qui a fait sa petite soupe avec l’extrême droite au Parlement européen, tente de s’imposer comme fondée de pouvoir européen face aux difficultés des États-nations. Sa décision de signer l’accord du Mercosur, ou la visite express à R. Erdogan, vainqueur de l’effondrement du régime sanguinaire de Bachar, participe de cette volonté de s’imposer comme pôle de stabilité.
Mais elle n’en a ni le mandat ni les moyens, et sa solution d’intégrer à la gouvernance de l’Europe l’extrême droite ne fait que la renforcer sur le continent.
Voilà pourquoi la chute du gouvernement Scholz est une mauvaise nouvelle pour l’Allemagne, pour l’Europe, mais aussi pour la social-démocratie européenne.
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4. La capitulation annoncée de Trump en Ukraine
Poutine fanfaronne : "Les troupes russes disposent de l’initiative stratégique sur toute la ligne de combat", dit-il devant les cadres du ministère de la Défense. Et de citer la "libération" de 189 localités — enfin, ce qu’il en reste — et 725 km². Il poursuit par un "même pas mal" sur le plan économique, poussant la production militaire de masse, y compris les systèmes hypersoniques de missiles Orechnik capables d’emporter des charges nucléaires.
Toutefois, dans un autre discours, il pondère son propos, disant que la Russie consacre 6 % de son PIB aux dépenses militaires et qu’elle peut difficilement aller plus loin. Mais il ne s’y attarde pas. Lors de sa conférence de presse, le chef du Kremlin a non seulement proposé un invraisemblable duel de missiles, mais s’est déclaré favorable à la négociation pour mettre fin à la guerre, à condition que la Russie garde les territoires conquis, que cela ne soit pas Zelensky qui signe, mais cela peut être le président de la Rada, et enfin que l’Ukraine abandonne le droit d’entrer dans l’OTAN.
Fort de son offensive grâce au différentiel d’armement et d’effectifs, l’Ukraine recule à pas de tortue. D’autant que l’engagement des Nord-Coréens pour libérer la région de Koursk soulage en partie l’effort russe sur son propre sol.
Le "camarade Kim", grand timonier céleste, reçoit de la part de la Russie l’équivalent de 5 milliards de dollars, alors que son commerce extérieur n’exporte que pour 650 millions. Et l’on a tort de spéculer sur un froncement de sourcil de la Chine, pas mécontente de voir la Corée prêter main-forte à la Russie. Ce qu’elle ne veut pas faire elle-même.
C’est à ce moment que Donald Trump lance son appel depuis Mar-a-Lago : "Nous allons parler au président Poutine et nous allons parler à Zelensky. Il faut arrêter cela, c’est un carnage." La sémantique est une indication : la déférence pour Poutine, et Zelensky n’a même pas droit au titre de président.
De fait, Trump est très clair : plus de fourniture d’armes capables de frapper la Russie, plus de perspective d’entrée dans l’OTAN, les Européens garants de l’intégrité des nouvelles frontières, et les territoires annexés restent annexés, puisque les villes sont détruites, et donc il n’y a rien à négocier. Bref, très exactement ce que souhaite Poutine.
D’ailleurs, ce dernier met les bouchées doubles pour conquérir le maximum de terrain, à commencer par Pokrost, qui est un verrou du front du Donbass. Cela s’appelle une capitulation.
L’Europe paiera dans ce cas cher de ne pas avoir eu la capacité de construire l’Europe de la défense. Elle sera fragilisée militairement et marginalisée politiquement. Le Donbass sera le cimetière de ses ambitions de puissance.
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5. La relève : portrait d’Erika Bareight
Dans ma galerie de portraits de ceux qui feront la nouvelle Gauche, après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, c’est aujourd’hui le tour d’Ericka Bareigts.
Ericka Bareigts ou la France océanique
"Pour moi, députée noire de la République, la France décrite par Madame Morano n’est pas la mienne." C’est par cette déclaration, qui enflamma l’Assemblée nationale, que le grand public prit connaissance de l’existence de la députée de La Réunion Ericka Bareigts.
Elle exprimait à cet instant le patriotisme républicain que j’oppose au nationalisme de souche, souvent ethnicisé. Comment ne pas penser à cet instant à la citation d’Aimé Césaire : "La négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut et sursaut de dignité." La députée de La Réunion répondait à la prise de position de l’ancienne ministre Nadine Morano, qui avait qualifié "la France de pays de race blanche". La pauvre ! Elle n’a jamais dansé ni chanté dans sa jeunesse sur Bob Marley : "Tant que la philosophie dit qu’il y a une race supérieure et inférieure, elle sera discréditée… il y aura la guerre."
La réplique de la Réunionnaise à la conception racialiste de la France résume entièrement la mère de famille, future ministre des Outre-mer et, plus tard, maire de Saint-Denis de La Réunion : la République est une et indivisible, mais les Républicains qui la composent sont divers, et c’est dans la tension entre les deux que se crée l’alliage qui fait l’universel.
C’est aussi ce qui la guidera dans le dépôt d’un amendement — le n°82 bis, pour être exact — à la loi Macron sur la modernisation de la vie économique. Il s’agissait de permettre que les départements d’outre-mer aient la possibilité de remplacer les jours fériés catholiques par des jours fériés musulmans ou hindous. La droite sénatoriale se leva comme un seul homme contre "l’affront", le Front national éructa, les identitaires se déchaînèrent. Quant à ses amis socialistes, ils furent peu nombreux à monter au front. Mais "Ericka la pugnace", femme de conviction qui sait ce qu’elle veut, tint tête avec courage.
Elle avait mis au centre l’un des problèmes essentiels de la France contemporaine, qui la ronge comme un cancer : sa hantise du métissage et de l’hybridation sur la base des valeurs communes qui font la République française. Elle portait le fer contre le "on est chez nous" en disant simplement : "Nous aussi." Elle répliquait, sur la base d’un amendement somme toute sibyllin mais pas anodin, à l’idéologie dominante du moment : celle du "grand remplacement". Elle le faisait enfin par le truchement du respect des spécificités des Outre-mer, souvent regardés avec condescendance comme des Français à part. Cette France océanique est géographiquement lointaine, mais culturellement tellement proche par ses valeurs républicaines partagées.
Le "penser et agir par nous-mêmes en Nègre… accéder à la modernité sans piétiner notre authenticité" de Léopold Sédar Senghor pourrait être la source d’une autre polémique lorsque, ministre, elle osa parler du peuple guyanais. On lui rétorqua violemment qu’il n’y avait qu’un seul peuple français. La France oublie souvent que ces peuples, colonisés par elle-même, ont décidé de l’épouser sans renoncer à ce qu’ils ont été.
La Réunion a toujours eu des relations particulières avec les femmes. Margie Sudre a présidé le Conseil régional ; c’est aujourd’hui Huguette Bello. Nul doute que ce sera, le moment venu, Ericka Bareigts. Si, face à la "présidente Bello", volontiers altière dans ses contacts, Bareigts ferait presque figure de roturière, c’est parce qu’elle n’est pas issue d’une petite exploitation de planteurs comme "Huguette", ni de la dynastie du Parti communiste réunionnais longtemps dominée par le visionnaire Vergès.
Son père, instituteur, et sa mère, issue d’une famille d’agriculteurs pauvres, ont élevé Ericka dans l’enclave malgache de Sikay. La maire de Saint-Denis a été politiquement éduquée dans la tradition socialiste. Son beau-père, Gilbert Annette, qui fut chez les socialistes et au-delà l’homme fort de La Réunion, a épousé sa mère. Personnage au charisme incontestable, il la devança à la mairie. Il lui fit faire ses premiers pas au conseil municipal.
Elle avait fait ses classes dans le mouvement lycéen contre la loi Devaquet, imposé une mutuelle étudiante sur l’île. Avant de se présenter, elle a décroché une maîtrise de droit des affaires. Ericka Bareigts représente à tout point de vue le renouveau dans la grande tradition des socialistes ultramarins, que ce soit Marius Moutet, qui fit partie des 80 députés refusant les pleins pouvoirs à Pétain, ou, plus près de nous, Victorin Lurel ou Serge Letchimy (avant sa récente rupture avec le PS), ou encore Ibrahim Aboubacar à Mayotte, sans oublier bien sûr George Pau-Langevin, qui, ministre, fut la seule au gouvernement à s’opposer à la loi sur la déchéance de nationalité pour les binationaux.
C’est pour cela que cette continuité est consubstantielle à un nouveau Parti socialiste. La maire de Saint-Denis porte les espoirs de ces Français d’Outre-mer, souvent relégués dans l’imaginaire français.
La semaine prochaine : Boris Vallaud.