1056 Jours de guerre en Europe

  1. Syrie : Réjouissons-nous les yeux ouverts
  2. O. Faure un pas en avant, deux pas en arrière ?
  3. France, que fais-tu de ta jeunesse ?
  4. Portrait de Philippe Brun

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1 – Syrie : réjouissons-nous les yeux ouverts

Les dictatures ne plient pas, elles cassent. Les dictateurs ne composent pas, ils meurent. Les tyrans ne font pas de passations de pouvoir, ils se sauvent en exil. Les Bachars n’échappent pas à la règle. Comment ne pas se réjouir de la chute d’un tyran ? Comment ne pas applaudir la fin d’une dynastie barbare et sanglante qui a asservi, tué, gazé, pillé son peuple ? Comment ne pas avoir une pensée pour les insurgés de Hama ? Comment ne pas évoquer les prisonniers torturés, jetés dans des culs-de-basse-fosse pendant des décennies ? Comment ne pas se souvenir de l’enthousiasme des démocrates syriens, à l’instar d’un Michel Kilo, leader des démocrates pendant 40 ans, que nous avions aidé dans son combat ? Ou se remémorer ces femmes leaders kurdes qui combattent les armes à la main et enflamment nos réunions du PS ? Comment ne pas penser aux 250 000 Libanais tués, frappés, blessés, violés, déplacés pendant le règne syrien au pays du Cèdre ? Ces Syriens venus au Liban après l’assassinat de Kamal Joumblatt et sortis après l’assassinat de Rafic Hariri. Réjouissons-nous donc !

Il y a un temps pour se réjouir, un temps pour réfléchir. Et si on prend le temps de la réflexion, alors rien n’est écrit. La démocratie sort rarement de la cuisse de l’histoire comme un produit défini ou achevé, tel le petit Dionysos sortant de la cuisse de Jupiter ou Athéna déjà casquée de son crâne. Il y a rarement de génération spontanée de la démocratie. C’est un combat.

Nous en avons connu des fins de dictateurs donnant naissance à des régimes antidémocratiques : la fin des tsars en Russie, des empereurs en Chine, ou plus près de nous, la chute des Pahlavi en Iran, l’après-Saddam Hussein, ou du joug soviétique en Afghanistan, sans évoquer les chagrins d’hiver après les printemps arabes en Tunisie, Libye, Égypte. Ces enseignements de l’histoire sont évidents. Tout simplement parce que la démocratie demande un État de droit, et les révolutions sont le lieu par excellence où la force prime le droit. La démocratie demande aussi du temps, et les chutes des dictatures sont fiévreuses et électriques ; puis les thermidors s’imposent pour mettre fin aux désordres.

Pour autant, il y a des contre-exemples : le Portugal, l’Espagne ou la Grèce, mais aussi la Pologne, la Tchéquie, la Serbie et les républiques de l’ex-Yougoslavie. Ne boudons donc pas notre plaisir au nom d’un avenir incertain. Mais n’enfermons pas cet avenir dans des schémas préétablis. Tout va être mouvant et les acteurs multiples. Tentons au moins de lire lucidement les lignes forces du moment : l’effondrement du régime syrien percute l’Iran et pourrait pousser la Russie hors de la Syrie, ce qui affaiblirait la logistique russe en direction de l’Afrique.

Le boucher de Damas, souvent visité par quelques hiérarques du RN et des souverainistes de droite peu regardants, ne tenait que par l’aviation russe et la présence au sol du Hezbollah, devenu la garde prétorienne du régime. Il n’était financé que par le trafic de drogue, en particulier le Captagon. Moscou, étant occupée en Ukraine après avoir commencé à bombarder Alep, décida de ne pas ouvrir un second front. D’autant que la sédition, soutenue par la Turquie, prenait de l’ampleur.

Cette retenue pouvait permettre de sauver les bases militaires sur les côtes syriennes. L’exfiltration du dictateur Bachar pour "des raisons humanitaires", sans tambours ni trompettes, procédait vraisemblablement de ce calcul. L’armée syrienne, corrompue et sans capacité combattante, et le Hezbollah, contraint à se replier au Liban par l’offensive israélienne et le besoin de reconstituer son état-major décapité, provoquèrent l’effondrement aussi sûrement que le retrait américain au Vietnam conduisit à la chute de Saïgon.

Pour l’Iran, c’est un revers après celui du Hezbollah. Sa ligne de défense est enfoncée. L’avenir de l’Iran est posé. Le risque de voir la contagion en Irak emporter tout sur son passage jusqu’à Téhéran est grand. Ses missiles sol-air ont été détruits par l’aviation israélienne. Chacun a constaté que l’on pouvait tuer un leader du Hamas sur son territoire.

Le mouvement des femmes iraniennes semble indomptable et ébranle jour après jour le régime. La seule "victoire" n’est pas sienne, bien au contraire, mais découle des conséquences du massacre de Gaza qui a conduit Netanyahou devant la justice internationale et à un isolement jamais vu dans l’histoire de l’État hébreu. Pour le reste, ce n’est que désastre, malheur et condamnation de ses milices, le Hamas et le Hezbollah, et la mise à l’index du régime iranien.

Mais les mollahs, très affaiblis, peuvent aussi être tentés par la stratégie du chaos, débouchant sur un régime talibanesque en Syrie. Laisser le "terrorisme sunnite" occuper le devant de la scène lui donnerait un peu d’air. Le régime de Téhéran avait su en jouer avec Al-Qaïda. D’ailleurs, EI a frappé la capitale iranienne il y a peu, sans riposte visible des « gardiens de la Révolution ». On peut se demander pourquoi : faiblesse ou calcul ?

Si les États-Unis ont immédiatement bombardé 75 sites du groupe État islamique, c’est qu’ils ne veulent pas que l’EI se reconstitue et sont conscients du risque. D’autant que l’ouverture des prisons à Damas, mais peut-être demain celles du Kurdistan, ne libère pas que des démocrates, mais aussi des soldats de l’EI, dont les "revenants" français. Cette année, la France a déjoué 80 tentatives d’attentats et l’Europe 200.

Dans le même temps, la Turquie d’Erdogan a immédiatement attaqué à Manbij, par factions interposées, les Kurdes défendus par Washington. Erdogan marque plusieurs points dans cette affaire : il se débarrasse de son ennemi "Bachar", permet aux réfugiés syriens en Turquie de rentrer et ainsi soulage le sud de la Turquie, va avoir des partisans à Damas, et surtout, cette nouvelle donne lui permet de combattre les Kurdes.

Les Israéliens ont, de leur côté, pénétré dans le Golan, violant l’accord de 1974, pour construire une zone tampon, mais plus sûrement en l’annexant unilatéralement, puis bombardant 300 sites syriens. Ils appellent les Druzes et les Kurdes à construire leur entité, au risque de faire éclater la Syrie, pendant qu’Erdogan y voit un couloir pour affaiblir les Kurdes.

Par petites touches et beaucoup de morts, de destructions, c’est l’ensemble du Machrek qui se déstabilise.

Le front anti-Assad ne semble pas, à cette étape, sur une orientation d’ "islamisation" à marche forcée. D’abord, il est composite. Ensuite, la victoire a été trop rapide. Enfin, il lui faut consolider son pouvoir, organiser la transition et attendre que D. Trump, comme il l’a promis, se retire des puits de pétrole syriens. Les démocrates, chrétiens ou Kurdes se sont engouffrés dans la brèche des "islamistes radicaux à visage humain", le nouvel oxymore médiatique.

Les scènes de liesse et la rue occupée par le peuple syrien, comme le mouvement de retour des exilés, ne permettent pas, s’ils le voulaient, au "groupe islamiste présentable" de se découvrir. Le Hayat Tahrir al-Sham (HTS) est une force militaire qui avait, lors de sa fondation, l’objectif du califat (Irak, Syrie, Liban, Israël), et dont le chef, Abou Mohammad al-Jolani, originaire du Golan, a été élevé dans un salafisme de stricte obédience. Il semble se concentrer d’abord sur la Syrie, refusant d’exporter son djihad, qui a fait tant de morts, y compris en France, quand il en était membre.

Il a rompu, comme avant lui Zarqaoui, avec Daech en fondant Al-Nosra et a participé, "dans sa zone", à combattre Al-Qaïda et l’EI. Il a acquis une légitimité en prenant Damas, mais a un passé, même un passif, qui devrait appeler à la vigilance, en tout cas à la retenue. Les Frères musulmans, qui inspirent cette faction islamiste, ne sont pas des plus partageux ; nous l’avons vu quand le Hamas a liquidé l’Autorité palestinienne à Gaza.

De toute façon, la question du pouvoir est toujours un problème dans ces coalitions révolutionnaires. Alors, n’héroïsons pas trop ce "rebelle" pour des raisons de prudence. Nous souhaitons tellement qu’ils nous ressemblent qu’ils ont compris qu’il fallait prendre notre apparence. Nous voulons tellement la stabilité que nous chargeons cette faction de motivations qu’elle a ou n’a pas.

Et puis, prenons garde : nos discours ont des résonances inattendues. Souvenons-nous que c’est pour combattre Bachar qu’une partie de la jeunesse française musulmane s’est engagée dans le djihad, puis retournée contre nous. Alors oui, il y a des "commandants Massoud", mais ce n’est pas la majorité du genre.

Pour l’instant, Jolani a nommé Mohammad al-Bachir Premier ministre. Il s’agit de l’ancien responsable du « gouvernement de salut du bastion rebelle d’Idlib » où, au passage, on sépare les hommes et les femmes dans les restaurants. Jolani déclare vouloir se contenter du ministère de la Défense et tente de rassurer le monde ou les communautés religieuses.

Il n’y a pas de double pouvoir à proprement parler dans le front, mais un double espoir : pour Jolani, de gouverner ; pour les démocrates ou les autres, de tourner la page de Bachar par la démocratie. C’est, à cette étape, compatible.

L’enjeu sera, à un moment, de donner le pouvoir au peuple ou non, avec des dirigeants élus. La démocratie ne se bâtit pas au bout du fusil ; elle passe par des urnes. Ce n’est pas le problème du jour, j’entends bien. L’urgence est à la transition, nourrir les Syriens et reconstruire un pays qui est détruit et qui risque d’exploser dans un environnement qui l’est tout autant.

Alors, pour l’instant, réjouissons-nous les yeux ouverts.

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2 – Faure : un pas en avant, deux pas en arrière ?

Le face-à-face entre Chassaigne et Coquerel sur BFM lundi soir a été un moment décisif dans la séquence à gauche, car le communiste a mis des mots sur le « désaccord » avec LFI. Il soulignait que les Insoumis voulaient la crise pour précipiter la présidentielle, alors qu’il fallait travailler à une solution pour sortir la France de ce mauvais pas. "La politique de la terre brûlée, Éric, ce n’est pas ma politique", a asséné le président du groupe communiste. Il a littéralement scotché le président de la Commission des finances, qui en a bégayé.

Il a conforté ainsi les socialistes et les écologistes dans ce pas d’indépendance vis-à-vis de Mélenchon. Il peut sembler que les échanges entre les parlementaires en présence du président Macron aient été peu probants en termes de débouchés. La perspective d’un engagement de non-censure contre l’abandon du 49.3 n’est pas gagnée. Pas de quoi transcender la crise politique.

À la sortie de la rencontre, O. Faure se contenta d’un laconique "ça avance". M. Tondelier dira que "les macronistes se sont engagés à ne plus se mettre dans les mains du RN". Wauquiez a opté pour un "pourquoi pas un pacte de non-censure". "Mais ce n’est pas un accord de gouvernement", et E. Macron a conclu qu’il ne fallait plus mettre le RN au centre sous les acquiescements des participants, confirmant ainsi que la censure l’avait fait.

Quant à l’issue, vous connaissez ma position : la posture adoptée par le PS après une censure mélenchonienne – "on négocie tout mais on ne lâche rien" – ne pouvait que se heurter au "on ne lâche rien mais on négocie tout" d’E. Macron. Pour Faure, c’était un Premier ministre de gauche, sinon c’était sans lui. Et pour Macron, c’était mon Premier ministre, sinon rien.

Il eût été plus opérant de décider un gouvernement de bloc national à parité, sur un programme minimal et une méthode : "pas de 49.3, pas de censure", puis de choisir un Premier ministre qui fasse consensus. La France aurait apprécié que l’on commence par elle, et la démarche aurait été lisible. Les Français, dans un sondage Elabe de mercredi soir, à 67 %, "ne croient pas à la capacité des partis de s’entendre". Cela semble sans appel et reflète bien la thrombose parlementaire.

Ce sera donc F. Bayrou. À la fin de "l’envoi, il touche" : voilà le Béarnais enfin récompensé de tant d’attentes. Valéry Giscard d’Estaing en avait fait son fondé de pouvoir à l’UDF, François Mitterrand trouvait que sa capacité à surmonter son léger bégaiement présageait d’une détermination à toute épreuve.

L’homme fut responsable du retrait de Delors, refusant de le soutenir, débattit avec Ségolène Royal au second tour de la présidentielle alors qu’il était éliminé, vota pour Hollande contre Sarkozy. D’ailleurs, ce dernier ne l’a jamais oublié dans ses prières. Il écrit : "C’est un traître et un illuminé." Bayrou fit don de son "en même temps" à E. Macron, parrainait Marine Le Pen et jugea le réquisitoire du parquet contre cette dernière excessif dans l’affaire des assistants parlementaires.

Il a fini par être nommé après un bras de fer victorieux avec le président, qui démontre au passage l’état d’extrême faiblesse dans laquelle se trouve notre "Jupiter enrhumé". Le président est à ce point hors-sol qu’il peut décorer le président de la Guinée de la Légion d’honneur en col roulé et créer un incident diplomatique.

À la fin d’une semaine invraisemblable qui n’aura servi qu’à démontrer qu’E. Macron ne voulait pas nommer la gauche, et à la gauche de lui faire porter la responsabilité de la crise, celle-ci va continuer. La question de la démission du président va monter d’un degré. Après la nomination du maire de Pau, la France est toujours en crise.

L’agence de notation Moody’s vient de le redire, dégradant la note française. Elle estime que la fragmentation politique de la France lui interdit les mesures budgétaires nécessaires à son redressement. Un gouvernement de bloc républicain s’impose donc toujours. Si Bayrou continue la politique de Barnier et la gauche continue l’attitude de Mélenchon, la nouvelle crise est assurée, et le président en paiera les pots cassés.

Nous revenons à la case départ. Il y a potentiellement une majorité de censure du gouvernement Bayrou, à moins que, durant le week-end, les concessions soient telles que le PS décide d’abandonner la censure contre l’abandon du 49.3. Rien n’est moins sûr. Nous y reviendrons.

Mais l’essentiel de notre raisonnement n’est pas là. Il ne l’est pas non plus dans la mise à l’index du RN dans les tractations. C’est quand même le mandat de ce Parlement. Macron l’a transgressé avec la négociation avec Marine Le Pen pour installer le gouvernement Barnier, et la gauche en fait autant en votant une censure avec l’extrême droite.

Cela permet à Marine Le Pen de sortir de sa marginalisation et d’accentuer la crise derrière le paravent du NFP. Non, le "bougé", comme on dit au PC, c’est le pas – décisif ? – dans la rupture de la gauche avec Mélenchon.

O. Faure a voulu gommer la censure, il a gommé Mélenchon. Il a espéré être Premier ministre, le voilà avec Bayrou et, sur la ligne, son opposition interne qui espérait B. Cazeneuve. Elle, qui a fait du rapport à LFI sa ligne de démarcation.

Va-t-il rentrer à la maison, comme le demande Mélenchon, en votant d’emblée la motion de censure, ou résistera-t-il, inventant l’opposition à géométrie variable en fonction des textes ? Sachant que les écologistes opèrent dare-dare un repli tactique en faisant de la présence de Retailleau un casus belli.

C’est la réaction de Mélenchon qui, là encore, aura été décisive. En déniant le droit au PS de "négocier avec Macron", il a ouvert la porte aux écologistes, les plaçant dans le dilemme compliqué vu l’évolution de l’opinion, de plus en plus inquiète, et la montée des duflotistes, Jadot-Duflot en tête, pour une solution négociée avec Macron. Choisir l’oukase du leader de La France insoumise, c’était dire "Le NFP, c’est lui" et enfermer définitivement les écologistes dans le mélenchonisme, alors que ces derniers souhaitent en être un trait d’union. Les Insoumis, en disant qu’ils ne participeraient pas à la mascarade à l’Élysée, ont facilité la tâche de tout le monde, car la question de leur présence aurait fait éclater le cadre de la réunion. O. Faure, ayant indiqué que les Insoumis ne pouvaient en être exclus puisqu’ils avaient participé au Front républicain. Pour Renaissance et les LR, c’était hors de question. Et voilà que Mélenchon, courroucé que l’on ait pu, à gauche, décider sans lui, s’est auto-isolé. Tout à coup, le PS, les écolos, le PCF se sont retrouvés "ensemble", sans le regard "du pion de la gauche". Tout étonnés de leur courage, ils se sont enhardis.

La rupture couvait depuis quelques semaines, avec la double décision unilatérale du co-président de la Fondation de la Boétie, des candidats aux municipales contre les autres composantes du nouveau front populaire et la candidature latente de J.-L. Mélenchon à la présidentielle. Il est apparu en pleine lumière que la finalité du NFP, ce n’était pas les Français, mais la candidature du leader de la France insoumise à la présidence de la République, sur sa ligne et à ses conditions. Alors, ce pas en avant, cette rupture demande à être confirmée.

Les déclarations de Pierre Jouvet ou Chloé Ridel, demandant que Bayrou adopte le programme NFP, démontrent que les fauristes n’en prennent pas le chemin. On ne peut réduire cette rupture à la seule personnalité de Mélenchon qui le vaut bien, comme le fait O. Faure dans le Parisien de ce dimanche. C'est nécessaire, mais pas suffisant. Le NFP, c'est aussi un programme de rupture. Ce n'est pas pour rien que le leader de La France insoumise évoquait le "programme, rien que le programme, tout le programme". Et ce n'est pas Mélenchon qui fut responsable de l'échec des négociations avec les macronistes. C'est d'abord Macron, mais aussi parce que le programme du NFP s'oppose à tout compromis nécessaire à la France, ne serait-ce que la retraite à 60 ans et le soubassement budgétivore du programme.

La rupture sera définitive si le PS ne vote pas la censure des Insoumis. Et la majorité du NPF prend conscience de cette nouvelle donne et substitue au nouveau Front populaire une nouvelle alliance sans Mélenchon. Il faut vite en jeter les bases, car il y a urgence. Marine Le Pen continue de progresser. Elle est très largement en tête dans un récent sondage sur les intentions de vote à la présidentielle. Et le total extrême droite est à 40 %.

La séquence judiciaire et de la censure n’a pas beaucoup contrarié sa progression. Mélenchon, premier à gauche, est à plus de 20 points derrière et enregistre une chute de 10 points par rapport à son score à la présidentielle. C’est une véritable glissade. Étonnamment, personne n’en a parlé. Et si le PS se rapproche des 10 % avec Hollande, il ne serait pas qualifié au second tour, qui se jouerait, dans le cas d’espèce, entre Marine Le Pen et Édouard Philippe.

Il n’y aura aucune solution à court terme dans la "crise parlementaire", ni à plus long terme dans la lutte pour un barrage efficace à l’extrême droite sans que la gauche en général et le PS en particulier rompent avec la mélenchonisation et bâtissent une alternative politique crédible.

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3 – France, que fais-tu pour ta jeunesse ?

On se demande souvent pourquoi les jeunes sont favorables au RN, voire à LFI. Tout simplement parce que l’immense majorité d’entre eux disent que "la société est injuste". C’est ce qui ressort d’un sondage de l’IFOP. 68 % des Français de 15 à 30 ans partagent ce sentiment d’injustice. Ce chiffre monte à 70 % dans les couches populaires. Et pêle-mêle, les reproches sont les discriminations à l’embauche, les inégalités dues au lieu d’habitation, au nom, au genre, le manque d’information, la sous-qualification des postes proposés, etc. La plainte est aussi criante dans l’accès à la culture et au sport malgré les efforts des municipalités.

La France joue à guichet fermé pour sa jeunesse. La raison en est simple : il y a près de 12 millions de jeunes de 15 à 30 ans, mais la France n’a d’yeux que pour les plus de 19 millions de "vieux" de 60 à plus de 75 ans, pendant que les 20 millions au milieu doivent "porter les deux". S’il y a des politiques publiques fiscales et sociales pour les salariés et les retraités, la jeunesse française est dans un parking social où le péage lève sa barrière au compte-gouttes. Ce qui explique le précariat de la jeunesse, pendant que les jeunes étudiants crient famine. Cette situation conduit les jeunes à rester majoritairement très tard chez leurs parents, et cela impacte, on le comprend, notre démographie. Mais les conséquences psychologiques et politiques de cet état sont considérables.

La jeunesse est la plaque sensible de la société. C’est la seule couche sociale qui n’a rien à perdre et tout à gagner, et sa radicalité électorale peut, à chaque instant, se muter en révolte. Dans les multiples problèmes qui assaillent la France, ce n’est pas le moins inflammable.

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4 – La relève

Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, c’est au tour de Philippe Brun.

Philippe Brun ou la gauche pop

Quand je lui ai dit qu’il avait des faux airs de Mélenchon jeune parlementaire, Philippe Brun, à 34 ans — le leader des insoumis débuta sa carrière comme sénateur à 35 ans —a eu un mouvement de recul et m’a semblé peu goûter le compliment. Il ne s’agit pas seulement du collier de barbe et de sa chevelure noire, mais de l’orateur qu’il est déjà, intervenant à la tribune de l’Assemblée sans note, mais pas sans chiffres, dans le débat sur le budget. Ils sont peu nombreux, à l’instar de Valéry Giscard d’Estaing et de Jérôme Cahuzac avant sa déchéance, à monter à la tribune pour parler de la sorte. Sa voix légèrement éraillée et grave sied parfaitement à un déroulé qui suit une impitoyable logique.

Chez les orateurs, et ils sont légion au PS, il y a ceux qui lisent avec talent des textes longuement mûris ; ceux qui improvisent dans un dialogue muet avec la salle — ce sont les plus doués, même s’ils se perdent parfois et n’arrivent pas à conclure ; et puis ceux qui matrissent leur conclusion dès l’introduction et vous y conduisent. Philippe Brun est de cette 3ᵉ catégorie, et c’est déjà un atout pour une gauche et un Parti socialiste extrêmement sensibles à la rhétorique.

Il y a du Gambetta chez Philippe Brun, "le commis voyageur de la République", orateur incomparable et farouche avocat des ouvriers contre le régime de Napoléon III. On sent chez le député de l’Eure que tout va vite, très vite. C’est un gros moteur, comme on dit dans le cyclisme.

Jeune parlementaire et déjà toute une histoire. Philippe Brun est la rencontre improbable de J.-P. Chevènement et Pierre Mendès France, entre le souverainisme sourcilleux de l’un et la passion pour la République parlementaire de l’autre. C’est une sorte de "Bernard Landry", l’ancien chef du Parti québécois, qui alliait souverainisme et réforme économique, "libérant l’entreprise mais dans une juste répartition de la valeur" (Bâtir le Québec).

Il n’est donc pas étonnant de le voir aux côtés du souverainiste Arnaud Montebourg dans la première partie de la campagne présidentielle et rejoindre la réformiste de gauche Anne Hidalgo dans la seconde. Il peut avoir comme mentor l’ancien ministre de l’Économie défendant le Made in France et comme soutien dans sa circonscription le remarquable maire de Val-de-Reuil, Antoine Jamet, le secrétaire général du groupe LVMH.

Il peut défendre des thèses très "ouvriéristes" et emporter haut la main la circonscription de Pierre Mendès France, celle de Louviers, alors que le département bascule à l’extrême droite. C’est la synthèse parfaite de ses brillantes études à l’ENA et HEC. Son engagement et son apparition politique tiennent à la "ligne populaire" qu’il veut incarner. C’est d’ailleurs le nom du réseau national qu’il a lancé en Seine-Saint-Denis ce week-end.

Ce n’est pas la première fois que, dans le PS, on constitue un courant populaire. En 2012, les députés Laurent Baumel, Philippe Doucet, François Kalfon et le politologue Laurent Bouvet avaient lancé La Gauche populaire. Et puis, n’était-ce pas le nom du journal de Léon Blum ? Philippe Brun n’en est pas à son coup d’essai en ce domaine.

Il a fondé l’école de l’engagement, qui vise à permettre à des jeunes des quartiers populaires de se former à la citoyenneté et à l’engagement politique. La quasi-totalité de la classe politique, moi compris, a planché devant ces jeunes avides de savoir, ne vous lâchant qu’après plusieurs heures de débats sans concessions. Cette volonté de voir les couches populaires représentées dans l’espace politique l’a conduit à démissionner de son poste de secrétaire national, car sur la liste des européennes de R. Glucksmann, le premier ouvrier arrivait en 40ᵉ position. Il faut dire qu’il est irrésistible et percutant dans son numéro singeant les tics de langage "techno-bobo", comme par exemple les "mobilités douces". Il voit dans l’adoption de ce vocabulaire la manifestation la plus visible de l’abandon des classes populaires au profit des cœurs de métropoles.

Au Parlement, il est assis aux côtés de François Hollande. On connaît de plus mauvais voisinage pour qui ambitionne de devenir premier secrétaire. D’autant que l’ancien président de la République a toujours un faible pour les énarques, ce qui lui a joué un tour avec Macron. Le député de Corrèze l’a d’ailleurs cité comme possible futur premier secrétaire, même si son cœur balance avec un autre énarque, Boris Vallaud. L’ancien président n’est pas rancunier puisque P. Brun a claqué la porte du PS, "dégoûté par Valls et Hollande". Il décide alors de rejoindre les "gilets jaunes" et s’en fait le défenseur sur les ronds-points. Il pousse l’engagement jusqu’à présenter une liste "gilets jaunes" aux municipales avec la porte-parole de ces derniers. Mélenchon et Ruffin en rêvaient, il l’a fait, et ses 18 % étaient loin d’être ridicules.

Il y a peu d’énarques ayant pris ce chemin : cela est un gage de crédibilité.

Au Parlement, F. Hollande et Philippe Brun ont un jeu. Il s’agit de nommer en premier le numéro du département de chaque député intervenant dans l’hémicycle. La compétition est rude : l’ancien président a une mémoire d’éléphant et a déjà fait plusieurs fois le tour de France.

Mais notre député de l’Eure ne fait pas que "jouer". Il dépose des lois qui expriment le fond de sa pensée, comme celle du 02/05/2024, loi 2569, visant à encadrer les écarts de rémunérations. Toujours et encore la même préoccupation populaire.

Il peut aussi maîtriser le débat politique. Il fut à l’origine de la révélation du démantèlement d’EDF, s’opposa au milliardaire Krestinsky dans son OPA sur la presse. Il s’en est fallu de peu qu’il préside la commission d’enquête sur les déficits publics de la commission des finances. Il en est le vice-président et compte bien animer ce qui va être une mise en accusation du président de la République.

C’est lui qui est l’inventeur du fameux "pacte de non-censure", conscient que celle-ci mettait au centre le RN. Mais sa grande affaire du moment, c’est la conquête du Parti socialiste.

Il n’est pas le seul à vouloir décrocher la timbale, mais il est assurément le plus déterminé. Il s’est lancé à l’ancienne : rupture avec l’équipe Faure ; constitution d’un réseau, tournée des grands-ducs socialistes et visite systématique du moindre canton socialiste, pendant que les autres visitent les plateaux télé. Selon l’antique formule : "Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre". Il sait que l’offensive lui permettra de "gagner ou un rapproché" dans le cercle peu fréquenté des personnalités qui comptent au PS.

Il était un "unitaire" de stricte obédience ayant poussé le bouchon plus loin que ses petits camarades. Il a même demandé une liste unitaire du nouveau Front populaire aux élections européennes. Inattaquable sur le sujet, il est devenu entre-temps un "mélenchoniste défroqué", appelant le PS à se défendre, à se rénover, à s’incarner.

La Lettre confidentielle fait état de son tournant "social-démocrate", ainsi que de son déjà impressionnant carnet d’adresses dans tous les secteurs. O. Faure fait mine de ne pas s’en inquiéter. Il vient quand même de lui dérober cette histoire de pacte de non-censure sans le citer. Et il observe ses soutiens qui ne cessent de grandir dans son courant de premier secrétaire.

Déjà le maire de Marseille Benoît Payan ou celui d’Alforville Luc Carvounas, qui dépassa lors d’un précédent congrès 5 %, lui apportent un discret concours. Le député de l’Eure sait que plus il fédérera de soutien fauriste, plus il aura de chance d’être adoubé comme candidat au poste de premier des socialistes par l’alliance entre Hélène Geoffroy et Nicolas Mayer-Rossignol, qui représentent la moitié du Parti socialiste.

On dit chez les socialistes qu’il n’est pas assez central pour obtenir le poste tant convoité. Il n’en a cure et a fait sienne la devise de F. Mitterrand : "Là où il y a une volonté, il y a un chemin".

Prometteur ?

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La semaine prochaine
Ericka Bareigts

À dimanche prochain.