2033 Jours de guerre en Europe

 

1.     Russie - États-Unis : l'attaque conjointe

2.     Que doit faire l'Europe ?

3.     PS : un CN décisif

4.     La révélation d'Olivier Bianchi

5.     Jean-Louis Debré n'est plus.

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1.     Russie - États-Unis : l'attaque conjointe

Sergueï Karaganov, l'influent conseiller en relations internationales de Poutine et inventeur de la fameuse « majorité réelle » chère au Kremlin, déclarait dans une tribune au lendemain de l'investiture de Trump : « Quelle doit être la politique de la Russie à l'égard de l'Occident ? » La réponse fut sans appel : « Briser la colonne vertébrale de l'Europe. »

Pour le stratège, l'Europe est à l'origine des principaux maux du monde : génocide, colonialisme, racisme, nazisme. C'est la raison pour laquelle elle n'a aucun droit à faire la morale. Elle a impliqué, comme toujours, les États-Unis dans le conflit en Ukraine. Elle est l'obstacle au nouveau monde des nations. Cette donneuse de leçons fait appel à d'autres pour les administrer, suggère le « consigliere » de Poutine. C'est le soubassement idéologique de l'offensive du Kremlin.

Le ministre des Affaires étrangères russe, Lavrov, le confirme : « Je n'ai rien contre l'Europe, mais depuis 500 ans, les tragédies du monde sont nées en Europe. » Et Poutine de conclure dans une récente interview : « Pour la Russie, l'Europe est la plus grande menace. » Ce narratif, comme on dit maintenant, résonne avec le discours de C. Vance à Munich chargeant l'Europe pour avoir tourné le dos aux valeurs de liberté des peuples, stigmatisant sa permissivité vis-à-vis de l'immigration. À peine croyable pour les enfants du baby-boom : les États-Unis et la Russie convergent contre le « bastion de la démocratie ».

Pour les deux leaders, cette démocratie fait la part trop belle aux libertés individuelles, aux minorités de toutes sortes et à l'État de droit. Elle est responsable d'un Occident avachi et, pour tout dire, « wokiste ». Il y a les mêmes obsessions à Washington et Moscou contre la décadence, les homosexuels, la hantise du métissage, l'affaissement du religieux, et pour le virilisme, l'autorité et la richesse. Et ces « contre-valeurs » sont aussi partagées par l'extrême droite sur le continent européen. Voilà les raisons pour lesquelles Poutine et Trump méprisent ces « commerçants européens sans colonne vertébrale », qui n'ont que les droits de l'homme et la démocratie à la bouche. Et ce n'est pas secondaire, les élites européennes les ont mis au ban de la société. Au-delà de ces caractérisations et de cette sympathique perspective, il y a aussi une convergence d'intérêts.

Les États-Unis n'effectuent pas seulement une rupture idéologique avec l'Europe (mon papier du 21 décembre), mais aussi stratégique. Les cercles dirigeants des Républicains, particulièrement les think tanks identitaires et religieux, ont conscience du déclin relatif des États-Unis face à la puissance montante chinoise. Les États-Unis n'ont même plus les moyens d'être « l'empire du chaos » pour se maintenir comme première puissance globale. L'Amérique doit se « refaire » moralement, économiquement et militairement pour à nouveau dominer le monde, comme l'a avoué Trump devant le Congrès. Cette nouvelle frontière de l'hégémonie américaine nécessite une réorganisation stratégique « America first, America alone » et une croisade idéologique nationale populiste. Le fer de lance de cette reconquête est le capitalisme numérique, qui représente plus du tiers de la capitalisation boursière à Wall Street. Il ne s'agit pas seulement d'un stade dans le nouveau capitalisme, mais d'une révolution anthropologique qui va façonner le monde de demain. L'Europe bride son développement par ses normes et la Chine par sa concurrence. C. Vance est venu nous le dire au sommet de l'IA à Paris. On pourrait faire un parallèle avec la Russie où Poutine estime la même chose pour son pays après l'effondrement de l'URSS. S'il déclare souvent « Il faut ne pas avoir de cœur pour ne pas regretter l'Union soviétique, il ne faudrait pas avoir de tête pour vouloir la reconstituer », il ne s'agit pas de reconstituer l'empire, mais d'éviter que « l'âme russe » disparaisse, ce qui nécessite un glacis et la déliaison européenne. L'obstacle pour l'oligarchie des deux pays cherchant le retour de la puissance, c'est l'Europe, son État de droit et l'État social déjà très abîmé. Il y a au fond une nostalgie commune du monde des années 60, le bon vieux monde bipolaire.

Dans le monde apolaire à la recherche d'un nouvel équilibre, la question de l'Ukraine est un linéament d'une stratégie souveraino-impériale des États-Unis et du néo-tsarisme russe. L'offensive contre l'Europe n'est pas militaire, tout du moins à cette étape, mais il s'agit bien d'un objectif stratégique convergent : mettre fin à l'Europe. Par contre, les deux nouveaux amis voient plus loin que la question ukrainienne. Poutine déploie une stratégie en plusieurs points : grouper le Sud global (« majorité du monde ») dans les BRICS, reconstruire un glacis qui combine territoire, influence et désagrégation de la menace occidentale sur le continent européen qu'il veut maîtriser. Poutine utilise la volonté des États-Unis et la vanité de son dirigeant à terminer au plus vite ce conflit pour diviser le pacte atlantique et affaiblir la clé de voûte du monde occidental. C'est la raison pour laquelle la trahison trumpienne est une énorme bévue stratégique. Et Zelensky était fondé à dire dans les yeux à Trump « Qu'en savez-vous ? » à propos de la menace russe à terme sur les États-Unis.

De son côté, Trump, enfin ses stratèges, veulent isoler la Chine par un deal avec la Russie. Comme Kissinger et Nixon avaient isolé la Russie en se rapprochant de la Chine en 1972. Dans cette opération « briser les Brics » et isoler la Chine, il lui faut la reddition de l’Ukraine au plus vite par tous les moyens. Car c’est le prix à payer, pense-t-il, pour réussir à enfoncer un coin entre la Russie et la Chine. L'administration trumpiste pense, comme Barack Obama, que la Russie est devenue une puissance secondaire, mais il s’agit du cheval de Troie de l’offensive contre la Chine, au même titre que le canal de Panama, le Groenland ou la pression sur l’Iran. Et dans cette offensive, l’Europe est un obstacle, tout autant tactique à court terme avec sa défense de l’Ukraine que stratégique dans la réorganisation américaine. J’ajouterais bien une pincée de sel dans ce chaudron : pour Trump, l’Europe est la base arrière des « démocrates » américains. Il a une dent personnelle contre ceux qui ont politiquement et moralement soutenu ses ennemis.

Une fois posé le diagnostic sur les raisons d'une offensive à double fond, il faut mesurer les obstacles dans cette stratégie, non pour se rassurer, mais pour connaître les points de faiblesse de cette offensive. 

La principale faiblesse américaine, c’est Trump lui-même, qui est certes le porte-parole de cette stratégie, mais est aussi une grenade dégoupillée. Il ne faut pas espérer le séduire, le convaincre ou l’amadouer. Il est vaniteux, violent et sénile. C’est un point de faiblesse du dispositif américain, car il est tout à la fois fier-à-bras et couard, et ses dérapages, délires et retours en arrière désorganisent l’offensive. Ensuite, le déclin américain en termes industriels, d’infrastructures, de dettes de toutes sortes rend le redressement aléatoire, mais surtout source de soubresauts. L’Amérique est riche de ses majors, GAFAM ou milliardaires, mais c’est un colosse aux pieds d’argile coupé en deux, malgré la victoire de Trump. Il y a ensuite trois contrepoids à la tendance lourde trumpiste : 1. Les réactions de la  bourse américaine à la guerre commerciale (elle concentre l’épargne des Américains) ; 2. La justice, qui est beaucoup moins malléable que l’administration Trump le pensait. C’est le dernier refuge de l’État de droit face à l’illibéralisme ; 3. Le panier de la ménagère qui subit de plein fouet l’augmentation des droits de douane et l’inflation. C’est le paradoxe de la mondialisation libérale voulue par les Américains : l’interdépendance rend l’Amérique vulnérable. L’idée que les droits de douane compenseraient la baisse puis la réduction totale des impôts et obligeraient le monde à travailler aux États-Unis est une vue de l’esprit. Si elle va au bout, nous allons vers le chaos indescriptible aux États-Unis et dans le monde. Trump renverse la table, mais il ne va plus rien avoir dessus, et du verre partout. Ce qui ne peut que renforcer Poutine et l’appétit de la Chine pour Taïwan.

La Russie, sous la surveillance du FSB, comme les tsars gouvernaient grâce à l’Okhrana, et Staline avec la Guépéou, est au bord du gouffre. La fusion entre l’État et l’appareil de sécurité en fait une dictature. Mais ce n’est pas un gage d’efficacité : l’incurie russe est à son comble après l’échec de « l’opération spéciale », la difficulté à plier la guerre dans le Donbass, pendant que la marine russe a été chassée de la mer Noire, démontre les faiblesses de l’appareil d’État russe. L’appel aux munitions iraniennes et coréennes est illustratif des difficultés de Moscou. N’oublions pas comment Prigojine, avec quelques troupes, a fait la démonstration de la faiblesse défensive russe. L’affaire de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan où Poutine a dû en fait laisser faire démontre que la Russie n'a pas les moyens d'un second front. Le Kremlin s'est refusé à la mobilisation générale, il a recruté dans les prisons, puis fait appel aux Coréens du Nord. Ce qui n'est pas à proprement parler l'image d'un pays serein et en pleine forme. L'effort financier pour les familles de chaque soldat mort se trouve confronté à une inflation non maîtrisée et à la surchauffe de l'économie de guerre. Le financement de cette guerre mobilise 40 % du budget de la Russie.

La Russie a besoin d'une pause pour se refaire avant de repartir. Elle ne veut pas partir à l'assaut de l'Europe, mais de ses marges : pays baltes, Moldavie, Géorgie. La Russie n'a pas le budget d'un nouvel empire, son PIB est celui de l'Espagne. Dans la guerre hybride qu'elle mène, ses objectifs territoriaux sont obligatoirement limités, mais ils se combinent à celui de briser l'Europe et d'utiliser la faille entre l'Europe et les USA. Le mixte stratégique de la Russie, c’est cela : grignoter, neutraliser, disloquer. C’est une stratégie né-coloniale à géométrie variable. Ce n’est pas une « conquête de l’Ouest » au sens territorial du terme. La menace est plurielle d’autant plus dangereuse, qu’elle est combinée avec les USA et à l’extrême droite comme 5eme colonne. La Russie est minée de l'intérieur, dirigée par un homme seul et paranoïaque. Elle est surtout dans les mains de la Chine et ne peut aller au-delà du cessez-le-feu. Il n'y aura pas de déliaison avec l'empire du milieu. Et si la Chine a toujours voulu des relations avec chaque État européen et donc n'est pas défavorable à disloquer la « superstructure européenne ». Elle ne souhaite pas que le marché européen ne puisse plus acheter ses produits. Elle a payé pour aimanter la Russie au monde asiatique ce n'est pas pour qu'elle se substitue à l'Europe. Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a été parfaitement clair à ce sujet « le partenariat stratégique avec la Russie ne sera pas perturbé par une tierce personne ». Le monde bascule, l'Europe ne reviendra pas à la situation de 1949 mais il n'y a pas encore de talon de fer de l'alliance objectif Russo - Américain. Tout est en mouvement, rien n'est encore stabilisé
Nous connaissons les raisons de l'offensive, ses forces et ses faiblesses. Il nous faut maintenant un mode opératoire.

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2.     Que doit faire l’Europe ?

"Pensez-vous que la France viendrait nous défendre si nous avions été attaqués ?" dit Donald Trump dans le bureau ovale. La France l’a déjà fait juste au lendemain du 11 septembre, intervenant avec les États-Unis en Afghanistan où des soldats français sont morts. Une petite saloperie de plus qui résume le personnage. Mais ce n’est rien au regard de l’ignominie qui consiste à priver l’Ukraine de renseignements qui ont permis à la Russie de frapper durement les infrastructures ukrainiennes il y a 48 h. Dans le même temps, le secrétaire d’État américain posait un lapin à la présidente du Parlement européen alors qu’elle était déjà à Washington et les parlementaires républicains faisaient de même avec une délégation du PPE. 

Il faut en être conscient, c’est l’Amérique qui nous quitte, qui nous trahit et rompt avec les idéaux qui ont présidé à la création de l’Alliance Transatlantique, quoi que nous pensions de l’atlantisme. C’est à l’Europe de relever le gant en s’adressant au peuple américain. L’Europe ne doit pas rompre avec l’OTAN, elle doit en faire vivre l’esprit en défendant le pilier européen. Trump n’est plus notre allié, le président F. Hollande a raison. Et les Américains ne sont pas nos ennemis, en tout cas pas encore. L’autonomie stratégique ne veut pas dire isolement stratégique. L’Europe doit constamment chercher des alliances dans le monde en questionnant les Américains, mais aussi l’Amérique latine ou la Méditerranée, sachant que comme en Afrique, les Russes et les Chinois veulent nous en chasser. L’initiative de Ramaphosa, Lula, Sanchez pour relancer le multilatéralisme est la voie à suivre. Il est tout aussi urgent d’organiser la désescalade avec l’Algérie et de régler la question libyenne afin d’organiser un dialogue paritaire méditerranéen, etc.

Que doit faire l’Europe ? Il s’agit d’abord de mesurer la rupture. Jusqu’à présent, l’Europe, c’était la paix ; la guerre, c’étaient les États-Unis. Cela n’est plus possible, car nous sommes lâchés à l’Ouest, menacés à l’Est, mais en passe d’être submergés par l’extrême droite en notre sein. Nous aurions tort d’enfermer ces menaces dans une dimension strictement militaire et comptable. C’est la démocratie qui est en cause et nous devons recourir à tous les moyens pour la défendre, y compris ceux de se préparer à la guerre. 

E. Macron, s’adressant aux Français, a indiqué que la Russie était le danger ! Ce n’est pas nouveau. Cela était déjà le cas depuis l’agression de l’Ukraine et même depuis l’invasion de la Crimée. Ce qui est nouveau, c’est la rupture de confiance dans l’alliance atlantique et la nature du gouvernement Trump, qu’il serait temps de caractériser comme remettant en cause les principes et valeurs de la démocratie : illibéral. L’illibéralisme à l’Ouest, la dictature à l’Est, l’extrême droite au centre et l’Europe démocratique comme proie : voilà la donne.

Ensuite, nous ne sommes pas en guerre, nous la préparons, pour ne pas avoir à la faire. C’est différent ! Et à écouter les sifflements churchilliens de certains, nous avons l’impression d’être dans le blitzkrieg sur Londres, bombardés par l’aviation nazie. Nous sommes dans une nouvelle époque et il faut y faire face, c’est tout, même si c’est beaucoup. Il n’y a rien de pire que les "affolés du bulbe" refluant en désordre, bousculant tout, pour mieux surmonter leur panique. Il faut être ni autiste face aux nouveaux défis et leurs conséquences, ni tomber dans l’hystérie guerrière sans déclaration de guerre. 

Si l’Allemagne a vécu et prospéré sur les dividendes de la paix, réduisant au minimum l’investissement dans la défense, mais refusant que les dépenses des autres nations, dont principalement la France, soient hors déficit. C’est la France qui a rejeté la communauté européenne de défense en 1954. Et donc, en contrepartie du parapluie américain, les États membres ont acheté des armements US, ce qui a amputé les industries de défense.

Il n’y a en Europe ni État qui surplombe les nations qui la composent, ni compétence européenne en matière de défense, ni armée, ni armement unique. Il s’agit d’un patchwork de systèmes de défense dont la plupart sont très dépendants des États-Unis. Le défi principal est celui de la coordination. Il faut donc une théorie des ensembles, comme le suggérait F. Mitterrand lors d’un discours prémonitoire le 13 septembre 1991 à Prague : "la géopolitique de l’Europe a besoin d’une théorie des ensembles", dessinant une transition dans l’après-chute de l’Union soviétique. Il préconisait une confédération pour juguler les nationalismes qui sortiraient de la fin de l’Empire. Il suggérait une structure confédérale, combattue d’ailleurs par les Américains, qui voulaient contrecarrer le mouvement de l’Europe de l’Est vers l’Europe de l’Ouest. Nous sommes dans une tout autre situation, mais il faut penser la nouvelle période avec la même méthode : une confédération européenne de défense qui soit un système inclusif mais pas organique. D’abord, parce qu’il n’existe pas de nation européenne et que nous devons associer la Grande-Bretagne, la Turquie et la Norvège, ensuite parce que dans cette phase de montée des nationalismes, ce serait le meilleur moyen de les alimenter, enfin parce que la guerre est en Europe, mais l’Europe n’est pas en guerre. 

Qu’est-ce qui pourrait relever d’un ensemble de défense ? Une armée commune, une protection stratégique, un leadership démocratique, un commandement opérationnel des troupes, du matériel, du renseignement et un financement.

Rien n’est impossible et l’effort ne nécessite pas de mettre à bas l’État social. Ce qui serait pour le moins paradoxal, puisque nous nous mobilisons pour défendre le modèle de la démocratie, d’une démocratie républicaine qui est pour nous indissociable du modèle social. Il ne s’agit pas de grandes déclarations, de pétitions d’intentions, mais de construire un chemin réaliste et efficace. Et d’abord, il faut réaffirmer que l’Ukraine est en Europe, que nous défendons l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Il me semble de très mauvaise politique d’endosser le narratif américain : le "cessez-le-feu contre les territoires". C’est à l’Ukraine de dire si elle veut faire ce compromis. Ce n’est pas à l’Europe de prendre l’Ukraine par la manche en disant "ça, ce n’est pas possible".

La ligne du président de la République, une paix durable par le déploiement de troupes sur la ligne de démarcation russe dans le Donbass, nous met en situation de faiblesse. Il ne fallait pas, parce que les États-Unis lâchaient l’Ukraine, tenter un amendement dans cette séquence américaine pour l’aménager. Quoi que l’on pense de l’issue de la négociation, on ne la commence pas sur la position des autres. Et donc, pas de concession territoriale, pas de négociation unilatérale sans l’Europe et l’Ukraine. Dans le monde qui vient, fait de violence verbale et de brutaux rapports de force, la séduction ou la tentation d’être au centre n’est pas de mise. Il faut être gaullo-mitterrandien, stratège plutôt que tacticien.

L'armée commune ? C’est deux choses : le court terme, 15 000 à 50 000 hommes capables de se projeter immédiatement. La mobilité militaire est essentielle pour la dissuasion. C’est aussi le gros des troupes : il y a en Europe 1 091 060 soldats (sans compter les soldats ukrainiens), en Russie 1 500 000. La question est donc l'armée de réserve mobilisable dans chaque pays. 

La protection stratégique ? C’est l’arme nucléaire française et anglaise, le cas échéant. Il n’y a pas de débat, le général De Gaulle avait déjà dit que nos intérêts vitaux englobaient l’Allemagne fédérale à l’époque, et Mitterrand était venu le réaffirmer devant le Parlement allemand dans l’affaire des SS-20. La Russie parle de représailles, elles ne seront ni nucléaires ni conventionnelles, mais terroristes. Nous voilà instruits. E. Macron avait obtenu de Xi Jinping qu’il soutienne auprès des Russes la paix olympique, ce fut le cas. Là aussi, nous entrons dans une nouvelle phase. 

Le leadership démocratique ? C’est sûrement le problème le plus complexe puisque décision à 27, puis ratification des parlements, c’est long et pas sans embûches. Souvenons-nous des traités européens. Mais la charte de l’OTAN est, de ce point de vue, un précédent : l’automaticité de la défense collective lorsqu’un pays de l’OTAN est attaqué. C’est la démarche à suivre, d’autant que l’article 47.2 des traités européens prévoit une défense mutuelle, et ceci depuis 1948.

Le commandement des troupes ? Là encore, il faut s’inspirer du système inventé par l’OTAN, et le "plug and play" est pratiqué dans l’OTAN.

Le matériel ?
L’effort doit porter sur les munitions, sachant que si nous étions en guerre, comme à chaque fois que nous l’avons été, nous passerions en économie de guerre, et donc nous nous appuierons sur l’industrie civile. Il vaudrait mieux, en ce domaine, être rustique, car l’armement sophistiqué coûte très cher, et son impact, pour important qu’il soit, n’est pas décisif. Ce n’est pas la même chose pour les drones. Mais pour le reste, en fait, nous ne partons pas de rien : l’Europe a 15 664 chars et la Russie 6 236, le rapport est le même pour l’aviation. Le seul domaine de supériorité russe est les sous-marins.

Les financements ? Ce n’est pas le plus compliqué, à condition que l’on ne déclare pas 5 % de dépenses militaires comme nous avons décrété 3 % de déficit public. Il s’agit d’une montée en charge inégale, mais combinée. La Pologne s’est réarmée, l’Italie est à la traîne. Après, il y a l’emprunt, la mobilisation des dépôts russes, le redéploiement, le creusement des déficits. Ce n’est pas indolore, mais pas non plus insurmontable.

Le renseignement ? Il est indispensable pour la guerre moderne. Eutelsat offre des capacités en termes de couverture. Le projet IRIS permet une constellation de satellites sécurisés.

Il faut donc une réorientation générale de l’Europe, mais elle n’est pas impossible. Elle n’a que deux problèmes : industriels et politiques. D’abord, parce que l’autonomie stratégique nécessite une autonomie industrielle. Ensuite, parce que la question, c’est la coordination de nations et d’armements hétérogènes. Pour l’instant, tout le monde est motivé, mais un dispositif militaire se construit dans la durée, et la Russie et les États-Unis n’auront de cesse de nous diviser. Voilà pourquoi il faut une vision à 360 degrés sans affoler les Français et les Européens, ou sans refuser de voir l’enjeu, comme les autruches populistes. Nous sommes confrontés à un énorme défi, mais nous avons les moyens de le surmonter. Et celui-ci sera un ciment de plus dans l’intégration européenne, malgré les tropismes nationaux. Mais soyons conscients que tout est fragile, l’épreuve n’est pas dans l’annonce, mais dans la durée et la résilience face à la guerre commerciale américaine, qui est le point de faiblesse européen.

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3.     PS : un CN décisif

Pendant que le monde bascule, la politique domestique peut sembler dérisoire, mais elle a ses droits.

Lors du conseil national du PS lançant le congrès, la mise en scène fut invraisemblable et pour tout dire interpellante. Le premier secrétaire en majesté, seul au siège du PS, derrière un pupitre et devant un calicot conçu à cet effet, soliloque à mi-voix et à mots comptés au milieu de ses notes, pendant plus d’une heure, pendant que les deux sensibilités, qui sont quand même 50 % du PS, sont reléguées chez eux pour 5 minutes. Qui a eu cette idée saugrenue de lancer un congrès en chassant les militants de leur local pour que la péroraison du 1er secrétaire sortant soit sans contradictions ou contradicteurs ? On ne savait s’il fallait en rire ou être consterné par ce décorum censé préparer la présidentielle d’ "Olivier". Au point que la seule annonce fut la préparation du programme présidentiel en marge du congrès du PS, dont le résultat sera restitué en août à Blois pour mieux souligner que ledit congrès sera une pure formalité. Et d’ailleurs, ce scoop, visant à dévitaliser le congrès, avait déjà fuité dans la presse avant même le début de la réunion pour s’assurer des papiers du lendemain. 

Sans surprise, Faure appela au rassemblement derrière lui, balayant les querelles subalternes au regard de la situation mondiale et de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Faure fustigea au passage ceux qui disent "aux portes du pouvoir", sous-entendant donc qu’elle y était. Ce qui méritait quand même une explication. Mais bon, on se dit à ce moment du propos que Faure va proposer un appel unanime à manifester devant l’ambassade de l’Ukraine pour marquer le rassemblement. Mais non, ce sera à l’ancienne : un comité "où chacun aurait sa place pour élaborer le programme présidentiel", dont il aura la maîtrise.

Mais c’est là que la mise en scène se dérègle. D’abord, les deux responsables des courants alternatifs à la direction sortante démontrent qu’en 5 minutes, on peut être plus percutant qu’en 60. Nicolas Mayer-Rossignol, subtilement goguenard sur le décorum, plaide pour une mise en phase du PS avec les événements, sans chamailleries inutiles mais sans union artificielle. Puis Hélène Geoffroy délivre son meilleur discours, déploie un cap, une méthode, une stratégie pour rassembler le PS, plaidant pour un candidat PS à la présidentielle, pour une nouvelle identité, et enfin un Épinay 2 rassemblant les tenants de la Gauche du réel, d’Emmanuel Maurel à Raphaël Glucksmann s’il le souhaite, dans une fédération. Elle rejoint sur le sujet Nicolas Mayer-Rossignol, qui a été un petit peu plus loin, évoquant une nouvelle formation. Les deux orateurs convergent sur le fait que le rassemblement responsable ne veut pas dire passer par perte et profit la séquence de "l’union mélenchonienne", ne serait-ce que pour ne pas la reproduire.

Et puis ce fut le coup de pied de l’âne que l’on veut faire rentrer de toutes forces à l’écurie du rassemblement sans débat. Évoquer l’élaboration d’un programme présidentiel, c’est induire que le Parti socialiste aura son candidat à celle-ci. S’il s’agit - le temps du congrès – de tourner le dos à la primaire résiduelle du NFP, caressée par les Fauristes, à laquelle Clémentine Autain est déjà candidate, c’est mettre à l’ordre du jour la stratégie pour cette candidature : un rassemblement autour et dans le PS. Tel est pris qui croyait prendre: par la mise en scène présidentielle et l’annonce qui en découle, les Fauristes ont accédé à la demande de leurs opposants : la candidature sociale-démocrate à la présidentielle est en marche.

Alors pourquoi ? Faure aurait-il renoncé à sa stratégie ?  Sûrement pas ! Cherche-t-il à reprendre l’argumentaire de son opposition pour la dévitaliser ? Probablement ! Pense-t-il que l’union avec les écologistes et les communistes pour la présidentielle est improbable ? Pas du tout ! Ne veut-il pas soumettre l’idée d’une primaire PS-Verts-PCF au vote de peur d’être battu ? Tout à fait ! Caresse-t-il l’idée que, une fois réélu, le programme adopté, c’est le premier secrétaire qui sera légitime à y aller ?  Vraisemblablement. 

Pense-t-il tout simplement que le gouvernement Bayrou chutera sur le résultat du conclave des retraites, et que le retour à l’Assemblée d’une loi butant à nouveau sur la mesure d’âge provoquera une motion de censure et une dissolution rendant le congrès improbable ? Ce n’est pas impossible.

Ou tout simplement, tout à sa mise en scène, il n’a pas calculé les conséquences de celle-ci ? C’est la rançon de l’hégémonisme.

En tout cas, la question stratégique, dont l’opposition à Faure pensait qu’il faudrait batailler pour la mettre à l’ordre du jour, est maintenant au milieu de la pièce. Il faut transformer cet "accident" en autonomie stratégique du PS.

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4.     La Relève

Chaque semaine, je dresse le portrait d’une personnalité du PS que je suis et dont j’estime qu’elle fera partie de la relève au Parti socialiste. Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, Érika Bareigts, Jérôme Guedj, Valérie Rabault, Michaël Delafosse, Benoît Payan, Lille, Mathieu Klein, Rachid Temal, Johanna Rolland, Nathalie Koenders, c’est le tour d’Olivier Bianchi.

Olivier Bianchi

Pilier socialiste

Clermont-Ferrand, c’est trois institutions : Michelin, l’Université et le Rugby. Et au milieu, Olivier Bianchi, maire de Clermont, carrure de pilier de rugby, tombé dans la marmite politique dès l’enfance avec la légende tutélaire d’un oncle mort au combat en 14-18, dont le principe de vie fut le sien : "La vie ne vaut rien si elle n’est pas bien remplie." Le futur maire adaptera le principe à sa manière : "Je préfère mourir jeune après une vie stimulante qu’avoir une vie longue et tranquille", répète-t-il.

Il fut repéré par Roger Quilliot, maire de Clermont, figure socialiste et un temps secrétaire de Camus, qui disait : "Plutôt mourir debout que vivre à genoux." Tout cela est peut-être le signe du destin chez cet épicurien, à qui on pourrait dédier ce principe camusien qui lui va comme un gant : "La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent." 

"J’ai toujours voué un culte particulier à Camus. Nous lisions ses textes à haute voix avec un ami d’enfance, Francis Lambert, décédé pendant la Covid. Cela me rapprochait de Roger Quilliot. En 1996, j'ai reçu la proposition de ce dernier de venir le visiter en sa ville de Clermont, que je connaissais bien à la suite de plusieurs meetings et réunions à l’époque où j’étais président de l’UNEF. Nous prîmes rendez-vous. Ce qui m’intrigua au plus haut point, c’était le lieu de la rencontre : le salon de l’aéroport de Clermont.

Sur place, où il m’attend, la conversation commence par un bref échange sur le Rassemblement démocratique révolutionnaire de Jean-Paul Sartre et David Rousset, où il me dit avoir rencontré Pierre Lambert. Il devint par la suite un proche de Gaston Defferre. Il m’expose les raisons de cette rencontre incongrue. Il veut passer la main à la mairie et cherche "une jeune pointure". F. Mitterrand lui a glissé deux noms, dont le mien. Il ne veut pas que cela se sache, d’où ce lieu de rendez-vous. Un peu interloqué, je marque quand même mon intérêt. Puis je repris mon avion pour Paris. Je dois lui donner mon avis avant fin août, où il revient en ville pour, comme chaque année, commémorer Camus.

À la fois flatté et inquiet, je passe l’été là-dessus. Je m’ouvre du projet à Lionel Jospin, qui marque son scepticisme d’un "Ils ne t’ont pas attendu", puis indique à Roger Quilliot mon accord pour venir m’installer. Sibyllin, il me dit : "Arrange-toi avec Serge Godard." Je prends rendez-vous et je comprends vite que le premier adjoint n’a pas du tout envie de me voir devenir Clermontois, malgré mon passé de rugbyman où j’avais pris en cadet une "rouste" par les jeunes de l’ASM Clermont. J’allais en prendre une seconde, moins virile, plus politique.

Serge Godard me dit tomber des nues et m’évince sans autre forme de procès. Sur le pas de la porte, je tente de savoir si on a choisi l’"autre" candidat. Le "pas plus" me fait comprendre que "Serge" en sait plus sur cette affaire qu’il ne le dit et qu’il pense à lui. J’appris plus tard que l’autre était en réalité... François Hollande.

Godard me paraissait aussi sombre que le noir intense de la pierre de Volvic, qui servit à bâtir la ville et lui donna cet aspect et ce charme si particulier. Mais il fut un grand maire et je ne suis pas certain que j’avais le profil pour la chose. Je n’eus aucune nouvelle de Roger Quillot jusqu’à son malheureux suicide en 1998.

Mais c’est le même qui repéra le jeune et brillant "Olivier", président de l’association des étudiants de Clermont UNEF et leader des Clubs Forums, le mythique club rocardien. Après une maîtrise de droit public et un DEA de sciences po, le chargé de cours à l’université intégra le conseil municipal de Quilliot, puis celui de Godard, et devint le 4ᵉ maire socialiste de Clermont, le premier étant Gabriel Montpied. 

L’implantation des socialistes dans la ville fut un combat. Le conflit entre les guesdistes et les réformistes n’a pas été de tout repos, entre Joseph Claussat ou Albert Paulin, défendant la ligne révolutionnaire au congrès du 5 juillet 1914, et Alexandre Varenne, réformiste et créateur de L’Ami du Peuple.

Le développement de la ville fut parallèle au développement de l’usine Michelin, fondée en 1880, multinationale leader des pneumatiques. Sa politique "sociale", qui encadrait tous les aspects de la vie des ouvriers, marqua la ville. L’usine et le siège social furent constamment au cœur de Clermont, place des Carmes. Ce qui renforça l’emprise du Bibendum sur les habitants de Clermont, même si, sous l’impulsion des maires socialistes, la diversification est à l’œuvre.

Et c’est cette entreprise familiale qui fonda l’ASM Clermont Auvergne de rugby, qui fut "Association sportive Michelin" de 1911 à 1921. Les "Jaunards" sont le seul club, avec le Stade toulousain, à n’avoir jamais quitté le plus haut niveau du rugby français. Avec 2 Boucliers de Brennus, 14 finales, un Challenge européen et trois finales de la Coupe d’Europe, c’est un monument du rugby français, et tous les Clermontois connaissent les légendes de "Montferrand" : Éric Nicol, Tonny March, Jean-Pierre Romu, Aurélien Rougerie, Olivier Magne, Philippe Saint-André, Julien Bonnaire, entre autres.

Ce "sport de voyous pratiqué par des gentlemen", selon la réplique dans le film Invictus, est une école de la vie, et à Clermont, c’est encore plus vrai qu’ailleurs. Louis Malle disait : "Il est vrai qu’il y a tout dans le rugby : une comédie humaine pleine de sensibilité, d’espérance et de déceptions, de rires et de larmes."

Pour autant, Olivier Bianchi n’est ni un Michelin ni un Jaunard. C’est un étudiant. La ville en compte 40 000, c’est dire s’ils pèsent dans la cité, et l’UNEF fut le vecteur politique de cette sociologie.

L’Association des étudiants de Clermont joua un rôle majeur en 68, tout autant, si ce n’est plus, que les ouvriers de Michelin. Son président, Christian Nény, en fut l’animateur principal, et les étudiants devinrent une force sociale pendant que l’UNEF Clermont s’imposait dans tous les mouvements étudiants au niveau national.

Ce n’est pas un hasard si O. Bianchi, leader du mouvement étudiant contre le CIP, fut repéré. Et l’apprentissage dans l’UNEF lui servit pour s’imposer dans le PS à la ville.

À défaut d’être rugbyman, il est bien le pilier du socialisme clermontois. Il entend le rester, et à ce titre, ce proche de Faure, pour des raisons d’amitiés nouées chez les jeunes rocardiens, mais sans plus, jouera un rôle dans la relève.

La semaine prochaine : Rémi-Grégoire

À dimanche prochain.

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5.     Jean-Louis Debré n'est plus.

Très mécontent que le président Debré m'ait refusé un débat télé, je l'interpelle à ce sujet lorsqu'il descend du perchoir. Il se retourne et me déclare : « "Je ne suis pas candidat au suicide. Vous parlez trop vite pour moi." Pas dupe, j'éclatais de rire et ce fut le début d’une connivence occasionnelle.

C'était devenu un gimmick entre nous : il disait "Voilà le redoutable Cambadélis", je lui répondais "Voilà le curé défroqué", car il était de moins en moins favorable à la droite partidaire, qu'il ne jugeait pas à la hauteur du Général et de J. Chirac, qu'il vénérait. Nous échangions à à l'occasion. Il prenait le temps, moi aussi, et nous savions que nous ne le perdions pas en faisant le point sur la situation politique.

Il était d’une grande lucidité et déclarait invariablement avoir voté plus souvent que moi pour Mitterrand, vu mon passé à "l'extrême-gauchisme", comme il disait.

Le président de l’Assemblée, du Conseil constitutionnel et ancien ministre était respectueux de l’État de droit, ce qui se fait rare.  Étonnamment bienveillant avec ses adversaires, ce qui l’est plus encore. Quant à sa détestation d’homme de droite pour l’extrême droite et surtout ses thèses, cela est devenu tellement rarissime que cela mérite d’être souligné.

C'était un gentilhomme républicain et un original. Il méritait le respect. 

Il manquera dans ces temps troublés.