1049 Jours de Guerre en Europe

  1. Où allons-nous ?
  2. L'Europe et la culture ?
  3. Il y a comme un bruit de bottes en Chine.
  4. Portrait de Nicolas Mayer-Rossignol.

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1. Où allons-nous ?

Macron est un animal politique bizarre. Quand l’avenir du pays le réclame, il s’envole pour l’Arabie saoudite rencontrer un roi qui découpe en rondelles ses opposants. Quand la situation ne l’appelle pas, il surjoue sa présence, donnant son avis sur tout alors que les Français ne lui demandent rien.

Il veut mettre l’événement de la censure à distance pour tenter de démontrer son surplomb. Il veut incarner « le garant de la stabilité », comme il l’indique depuis Riyad, ce qui est pour le moins osé. Ce président est décidément « chat noir ». Il pense accueillir le monde pour la réouverture de Notre-Dame et entrer ainsi dans l’Histoire. Il a décidé des délais courts de reconstruction : « une espérance à l’aune d’une vie », avait-il dit.

Ce rendez-vous est juste contemporain du clin d’œil de l’Histoire. Un président perd sa fonction symbolique de Bonaparte, le 2 décembre – jour de l’annonce de la censure par le NFP – date fondatrice s’il en est du bonapartisme qui inspire notre Constitution. Cette semaine sera pour les historiens le moment, en 2024, où s’est engagé le « processus régulier » de la mise en cause de la présidence de la République, clé de voûte non de la cathédrale, mais de nos institutions. Ce moment d’inauguration a donc été pollué par l’erreur historique du président de la République, qui consistait à dissoudre l’Assemblée, privant pendant un an du recours aux urnes, alors qu’il n’existe aucune solution parlementaire viable.

Elle débouche mécaniquement sur une censure qui étonne le monde. Et pour couronner le tout, cette chute du gouvernement Barnier intervient à la veille du sommet européen du 19 décembre. Il s’agit du dernier rendez-vous européen avant l’arrivée de Trump à la présidence des États-Unis. E. Macron s’y présente dans une situation d’extrême faiblesse. La décision de la présidente de la Commission, VDL, de valider l’accord du Mercosur malgré le refus de la France, en est l’expression. Comment, dans ces conditions, entraîner, au-delà des mots, l’Europe avant la guerre commerciale qui commence ?

La France, déjà passablement en colère, assiste consternée à la thrombose parlementaire doublée d’une anémie présidentielle : une crise politique au plus mauvais moment.

La bataille sur la responsabilité de la censure, où chacun cherche à faire porter la responsabilité à l’autre, est pathétique.

Il est indéniable que M. Barnier s’est installé à Matignon grâce au soutien de l’extrême droite. Le Premier ministre, par effraction dans l’Assemblée du « front républicain », se maintient, par calcul ou conviction, au centre des droites incluant le RN.

Il est tout autant indéniable qu’à partir du moment où Mélenchon entraîne le PS dans la censure, ils encouragent le Premier ministre à chercher ailleurs, le poussent même à aller au bout de la logique : se sauver par le RN.

Il est indéniable que le Rassemblement national, bousculé par un agenda judiciaire à la sévérité imprévue et stimulé par un électorat revanchard, passe de la « cravate à la cravache ». Il décide d’utiliser le bras de levier parlementaire de la censure voulu par la gauche pour mettre à terre le gouvernement Barnier.

Il est indéniable enfin que le « ce n’est pas ma faute ! C’est lui le responsable » tient plus de la cour de récréation que de la prise en compte de l’impasse de la situation politique.

Dans une équation à trois blocs, il y a toujours deux blocs contre un. Toutes les « combinaziones » du monde se heurtent à plus ou moins long terme à cette réalité incontournable. Le RN s’alliera aux droites pour faire tomber la gauche. La gauche s’alliera au RN pour faire tomber les droites. Et le RN verra toujours les gauches et les droites s’unir contre elle.

Ce carrousel n’a pas de sortie puisque la dissolution ne peut intervenir que dans 6 mois.

Inexorablement, la question de la démission du président de la République va s’amplifier, et pas seulement par Mélenchon et M. Le Pen. C’est l’effet boomerang des populismes libérés en 2017 par l’élection de Macron, qui brise le bipartisme. La désinvolture avec laquelle E. Macron se désintéresse de la politique parlementaire ou des collectivités locales, qu’il méprise, ne lui permet pas de construire un fait majoritaire durable ancré dans la réalité du pays. Il préfère gouverner avec comme seul drapeau : « La France, c’est moi ou eux », devenu au fil du temps : « C’est eux sans moi ».

Pour autant, E. Macron ne souhaite pas démissionner, cela ne rentre pas dans son logiciel. Il ne voit même pas « de quoi on parle ». Ce fut d’ailleurs le message central de son allocution jeudi soir. Il est pourtant à ce point faible que, ce dimanche, Gabriel Attal lui vole son propre parti, Renaissance. S’il s’estime protégé par les institutions, il ne comprend pas qu’il a lui-même construit une souricière institutionnelle où tout se dirige vers lui. Il ne voit pas non plus qu’une grande majorité de Français souhaite son départ tant ils l’ont pris en grippe. Il ne perçoit pas la crise sociale qui affleure à la suite de la vague de licenciements. Il ne mesure pas l’inflation toujours rampante. Il ne connaît pas ce précariat de masse qui ne se dément pas. Il ne veut voir ni les déficits budgétaires, ni la panne des investissements due à l’absence de visibilité. Il ne comprend pas l’imbrication entre crise politique, crise sociale et crise d’identité. Elle rend difficile tout replâtrage parlementaire dans la durée. Il veut à toute fin s’appuyer sur la seule droite, soutenue par l’extrême droite. Il s’enferme dans le « contentement de soi » et personne n’ose le déranger. Il doit penser comme son épouse, B. Macron : « Les Français ne le méritent pas. »

Il lui reste bien le recours à l’article 16 (les pleins pouvoirs), mais il ne peut rétablir le président, car il provoquerait une procédure de destitution pour excès de pouvoir, vu le rapport de force.

La première contradiction de la situation politique se situe là : tout va à la démission du président de la République pour purger la crise, mais son départ ne ferait que l’aggraver. Si Macron démissionne courant 2025, à la suite de nouvelles crises ou d’une nouvelle censure, cela conduirait non seulement à la victoire de Marine Le Pen, avec un débat dans le pays expédié en moins de 40 jours, mais cette dernière ne pourrait dissoudre l’Assemblée. Nous passerions, pendant quelques semaines, à une confrontation entre le législatif et l’exécutif. La crise politique muterait ainsi en crise de régime. Et pour autant, le maintien du président, par quelques subterfuges politiques ou de calendrier, va plonger le pays dans une sorte d’impasse politique.

En attendant, E. Macron subit les événements tout en se donnant l’illusion de les faire supprimer. Pourtant, nous sommes dans le « stop and go », le temps des gouvernements éphémères. L’instabilité ministérielle, avec l’impossibilité pendant 6 mois de trancher de grands débats, donne des gouvernements qui n’ont aucun mandat du peuple, tout juste bons à administrer les choses et à adopter la proportionnelle.

Quant à la prise du pouvoir parlementaire, c’est-à-dire imposer au président un Premier ministre esquissé par certains, elle n’a pas été saisie au lendemain du résultat des élections législatives. Elle n’a pas débouché dans la « nuit de la censure », parce que personne ne le veut ni ne le peut, faute de consensus parlementaire.

C’est ici que se noue la deuxième contradiction du moment politique. Il faut à l’évidence juguler la voie d’eau dans la coque républicaine, qui risque de tout emporter. Ce serait l’honneur des socialistes et le moyen de se rétablir. Mais ils ne savent que faire, tiraillés qu’ils sont par des pulsions contradictoires.

Le PS se trouve pris entre deux tensions : d’une part, sa « fidélité » coûte que coûte au NFP et, d’autre part, la nécessité de retrouver une apparente stabilité à la suite de « l’effet censure », qui accentue la crise politique due à la dissolution. Le Parti socialiste est sur une faille : s’intégrer dans la convergence des populistes « destitueurs » du président et perdre le dernier lien avec sa culture de gouvernement, ou participer au moment conjoncturel de pacte républicain pour sauver l’essentiel du pays.

Et ce dilemme, qui nécessite une clarification, peut faire exploser le PS comme les Républicains entre Ciotti et Wauquiez. Cette tension entre deux stratégies centripètes a été visible tout au long de la séquence et résumée par la succession de positions et postures :

D’abord, le PS décide la censure avec Mélenchon, tout en indiquant son désaccord avec lui sur Lucie Castet comme Premier ministre et sur la démission du président de la République. Le PS vote la censure à l’insu de son plein gré avec l’extrême droite, tout en préconisant une réunion de l’arc républicain sans l’extrême droite pour sortir de cette crise produite par le vote de la censure avec le RN. Puis tout s’accélère : le PS se propose de réunir sans exclusive des tenants du front républicain, mais récuse a priori la candidature de Bernard Cazeneuve comme Premier ministre, car il n’est pas NFP.

Le PS refuse tout autant un Premier ministre du bloc central au prétexte que le bloc NFP est arrivé en tête, alors que ledit bloc des gauches voit Mélenchon condamné la démarche.
Les dirigeants du PS assurent que le gouvernement de gauche appliquera le mandat programmatique du NFP pour rassurer Mélenchon. Mais dans le même temps, ils déclarent que ledit programme pourra être remis en cause à l’Assemblée pour s’assurer le soutien de Renaissance.
Le PS demande à G. Attal d’accepter un Premier ministre socialiste et de ne pas le renverser, mais annonce au pays que ledit gouvernement devra comporter des responsables de LFI qui ont « participé au front républicain ».
Le PS suggère dans la foulée à Mélenchon d’accepter un désarmement unilatéral de son droit de censure et préconise son soutien sans participation, mais n’exclut pas la présence de Retailleau.
Le PS estime le temps advenu de l’émancipation du Parlement en décidant qui sera Premier ministre, mais écrit à Macron pour proposer les moyens de la viabilité du choix présidentiel. Et coup sur coup, tout devient frénétique.

Faure ne ferme pas la porte à la participation à un gouvernement républicain tout en poussant sa candidature. P. Kanner déclare que le PS ne participera pas au gouvernement Bayrou, pendant que B. Cazeneuve assure qu’il ferait un bon Premier ministre et que B. Vallaud exhorte les députés à imposer leur candidat à Macron. On comprend pourquoi, à la sortie du rendez-vous avec E. Macron, l’Élysée laisse fuiter : « Il y avait 3 socialistes sur 3 lignes différentes. » Alors que l’intervention de Hélène Geoffroy avait conduit à un mandat clair : un gouvernement de bloc républicain dirigé par la gauche.

Toutes ces contorsions pour éviter de rompre avec Mélenchon sans insulter l’avenir d’un gouvernement de gauche, mais soutenu par un front républicain. Le tout et son contraire ont atteint leurs limites. Nous sommes maintenant, pour le PS, dans l’heure du choix qui se résume en une phrase : le PS doit être « inconditionnellement pour un gouvernement de bloc républicain » et rompre pour ce faire avec Mélenchon, en entraînant les écologistes qui devront choisir, ainsi que le PCF, que l’on a perdu de vue dans la crise. Là où il y a une volonté, il y a un chemin, aimait à dire F. Mitterrand.

Dans cette machine à laver de la crise où tout bouge en tous sens, on en oublie presque les Français. À 78 %, ils n’ont plus confiance dans les politiques qui ne pensent qu’à eux et sont corrompus, dit un sondage publié par Le Monde. Il y a donc urgence : les socialistes doivent sortir de la nasse, hisser la grand-voile du "bloc républicain" pour que la France surmonte ses tourments.

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2. Défendre la culture comme identité de l'Europe

200 théâtres en Europe ont signé un appel : "Resistance now! Free culture!" pour défendre la culture, constatant que celle-ci est la variable d’ajustement des politiques budgétaires en ce moment d’austérité continentale. L’Europe de la culture n’existe pas, mais la culture en Europe est un signe distinctif de celle-ci. Cet appel est une alerte, car l’excellence de la culture et sa diffusion pour tous les publics sont des éléments constitutifs de l’Europe. Jean Monnet ne disait-il pas : "On aurait dû commencer par la culture" ?

L’Europe n’est pas un grand marché ; c’est avant tout un espace civilisationnel fait de valeurs, de séparation des pouvoirs, de respect de l’intégrité humaine, mais aussi de culture. Celle-ci n’est pas un supplément d’âme, c’est un trait distinctif, une résistance à la marchandisation du monde, un passeport pour la bienveillance et l’altérité en même temps qu’une élévation de soi au-dessus des contingences matérielles.

Qu’il soit nécessaire que 200 théâtres se coordonnent pour attirer l’attention sur son étranglement est extrêmement préoccupant. Les peuples sans culture sont des peuples sans objet. Le projet de l’illibéralisme et de l’extension du domaine du marché voit dans la culture un frein.

Il ne s’agit pas seulement de budget. Cet appel met tout autant l’accent sur l’autocensure et la censure qui se lèvent dans toute l’Europe. Elle est la manifestation de la vague national-populiste, souvent xénophobe, ce nouveau politiquement correct qui s’abat sur le continent. Et ce n’est pas le moins préoccupant.

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3. Il y a comme un bruit de bottes en Chine

Depuis plusieurs mois, Xi Jinping mène une campagne contre "les tigres galonnés". Cela a commencé avec la liquidation du ministre de la Défense, puis la purge contre des généraux, récemment au sein même de la commission militaire de la Défense. Le dernier en date est Miao Hua, l’un des chefs d’état-major de l’Armée rouge de Chine.

Officiellement, il s’agit d’une lutte contre la corruption. Il serait plus juste de parler d’une bataille pour la modernisation de l’armée chinoise. On ne connaît pas les raisons de la résistance à cette remilitarisation à marche forcée. On peut imaginer que Xi estime qu’il y a un trop grand écart avec l’armée américaine. Le fait, par exemple, que la flotte américaine soit dotée d’une capacité de lancer des dizaines de missiles en quelques minutes, alors que la flotte chinoise ne dispose pas de cette technologie permettant de réarmer aussi rapidement.

La question n’est pas le différentiel technologique, mais pourquoi faut-il accélérer le pas pour le combler ? Ce n’est pas simplement dû à une compétition flattant l’orgueil nationaliste. Il y a obligatoirement une analyse et une préparation à une confrontation.

L’analyse, c’est le caractère inéluctable de la confrontation avec l’Amérique de D. Trump et la dégradation de la situation en Asie du Sud-Est, dont le coup de force en Corée du Sud est l’expression. Les pièces se mettent en place, et la Chine veut pouvoir ne pas être gênée dans sa volonté hégémonique sur mer en Asie. Une partie de l’armée semble toutefois rétive, estimant probablement qu’il s’agit d’une politique aventuriste.

Ce bruit de bottes, à la veille de la guerre commerciale que les États-Unis vont déclencher, devrait attirer notre attention.

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4. La relève : portrait de Nicolas Mayer-Rossignol.

Après Hélène Geoffroy, aujourd’hui Nicolas Mayer-Rossignol

"NMR", le jarl de Normandie

Il n’est pas donné à tout le monde de succéder à Rollon, dit Ralph le Marcheur, premier comte de Normandie né en Scandinavie, chef viking qui tenta sans succès le siège de Paris (tiens, tiens), fonda la ville de Rouen et une légende. Sa statue se trouve d’ailleurs dans les jardins de l’hôtel de ville.

Il n’est pas banal non plus d’être l’héritier de la "fabusie", cette place forte des socialistes qui, sous l’impulsion de Laurent Fabius, conquit la Normandie. "C’est la Prusse orientale", disait Henri Weber, qui tenta plusieurs fois de devenir maire du Havre. Il pensait aux chevaliers teutoniques plutôt qu’à l’austère Prusse, qui ne ressemble pas à la verdoyante Normandie. Cet ordre militaire chrétien de la fin du XIIe siècle, qui combattit en Terre Sainte, mais surtout conquit les pays baltes... De fait, Laurent Fabius avait organisé avec les "fabusiens" une véritable conquête des cités normandes dominées par les démocrates-chrétiens de Jean Lecanuet et les communistes de Roland Leroy. De Rouen avec Yvon Robert à Lisieux avec Yvette Roudy, de Fécamp avec Frédérique Bredin à Cherbourg avec Bernard Cazeneuve, sans oublier Philippe Duron à Caen, produit d’une OPA fabusienne sur le Calvados, ou encore, il y a peu, Joaquim Pueyo à Alençon, jusqu’à la prise de la région par le regretté Alain Le Vern, les Normands socialistes sont des conquérants.

La méthode était scientifique, chacun ayant son objectif, et la discipline de mise. Mais en deux décennies, toute la région était dominée par les socialistes fabusiens. Ce n’est pas la seule région de France où l’on imposa ce travail "guédiste" systématique. De l’État à la société civile, les socialistes cherchaient à exercer partout leur influence. Il n’est que de citer Georges Frêche dans l’Hérault, Daniel Percheron dans le Pas-de-Calais, Pierre Mauroy dans le Nord, voire les Bouches-du-Rhône de Gaston Defferre ou les Landes d’Henri Emmanuelli.

Nicolas Mayer-Rossignol voulut, de lui-même, intégrer "l’ordre fabusien" puisqu’il envoya un mail à Laurent Fabius pour lui dire qu’il voulait travailler avec lui. Le futur président du Conseil constitutionnel accepta. Et il fut rapidement intégré dans la garde personnelle de l’ancien Premier ministre, au point de succéder à la présidence de la région à Alain Le Vern, qui avait démissionné. Élu le 14 octobre 2013 contre Bruno Le Maire, il devient le plus jeune président de région.

L’homme est brillant : ingénieur des mines, Normale Sup, Stanford en Californie, école des mines, agrégé de sciences de la vie et de la Terre, il avait tout pour plaire à Laurent Fabius. D’autant qu’il avait fait ses "classes" militantes dans le mouvement altermondialiste Attac, ce qui ne gâche rien à condition d’en sortir.

Il forma avec Guillaume Bachelay, à la plume incomparable et au sens politique qui ne l’est pas moins, un duo pas toujours en phase, mais complémentaire. Ils écrivirent ensemble un livre dont le thème était déjà la VIe République et un régime semi-présidentiel. Le voilà sur orbite, promis aux plus grandes destinées. Mais la politique est faite de flux et de reflux.

Après cette progression fulgurante, NMR est battu lors des élections régionales de 2015 d’une poignée de voix, malgré une campagne d’une énergie incomparable. Défaite qu’il jugea injuste — elle l’était —, au point de passer dans le privé. Le voilà DG de Nutriat. Je tentais à l’époque de le retenir. Il était amer. Je terminais l’échange en lui assurant : "Tu reviendras à la politique, tu es fait pour cela."

J’avais apprécié le personnage, autant élégant dans les mots que dans les gestes. Il pourrait aisément dire comme Cyrano : "Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances." Cette courtoisie, bien peu pratiquée au PS, ce respect de l’autre dont il se départit rarement, lui donne une "distance" toute fabusienne qui joue parfois contre lui. On veut chez lui de la prétention, alors qu’il s’agit de la pudeur, de l’écoute, de la réflexion.

Son physique, grand et maigre, son talent oratoire aux formules ciselées et parfois cinglantes, sa rhétorique implacable et réfléchie accentuent ce prisme, qui n’est pas réellement son tempérament. Grand fan de tennis, et évidemment de l’élégant Roger Federer, prince de ce sport, ce père de famille ne déteste pas gratter de la musique sur sa guitare à ses heures perdues.

Et il ne va plus en avoir beaucoup. La politique est une drogue dure. Il y revient, emportant la ville de Rouen et la métropole en 2020, à la demande amicale d’Yvon Robert, qui ne se représente pas. Il fait campagne à vélo, on le voit partout avec la "petite reine". La ville, marquée par l’incendie du site Seveso Lubrizol, et sa profession de foi sont très écolos : accroître les espaces verts, réduire la circulation, gratuité des transports, etc. Cette ligne sociale et écologique plaît, malgré une liste écologiste que Faure ne lui a pas épargnée.

Maire de Rouen, il se veut politique. Il signe d’abord, en septembre 2021, un manifeste avec son camarade normand, l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve : "Pour une gauche sociale-démocrate, républicaine et écologiste", ce qui place d’emblée le maire de Rouen dans un espace de reconstruction idéologique tout en restant dans la culture de gouvernement.

Mais il intègre également "l’équipe des maires" qui voit en Anne Hidalgo la candidate à la présidentielle de 2021. C’est la raison pour laquelle il suit la motion d’O. Faure au congrès de Villeurbanne, qui a fait signer la maire de Paris pour l’imposer aux socialistes et profiter de ce sacre pour s’imposer. La candidate lancera d’ailleurs sa campagne depuis la ville de Rouen, dans un rassemblement sur les rives de la Seine, qui fut peut-être le seul moment heureux de la campagne.

On ne lui demande rien, comme aux autres maires, à part Johanna Rolland, maire de Nantes et directrice de campagne, qui n’eut pas le plaisir de la diriger puisqu’elle l’était depuis l’hôtel de ville de Paris, confisqué, diront les mauvaises langues, et torpillé par O. Faure qui, devant la catastrophe annoncée, pensa se laisser imposer la candidature de Taubira. Au lendemain d’un score groupusculaire, il ne s’opposa pas à la NUPES sans théoriser la question, la voyant comme une démarche d’union classique et, dans le moment, plutôt défensive. Il ne participa pas non plus à la campagne des candidatures dissidentes, mais il réprouvera très vite les exclusions, même temporaires.

Après les législatives, le voilà sollicité par l’entourage de la maire de Paris pour prendre la tête d’une motion en vue du prochain congrès du PS. Le texte d’orientation dont il va prendre la tête est une convergence de personnalités, dont Carole Delga et Anne Hidalgo. Faut-il marcher derrière ou se mettre devant ? Il opte pour cette formule de Camus que j’aime beaucoup en pareille circonstance : "Ne marche pas devant moi. Je ne te suivrai peut-être pas. Ne marche pas derrière moi. Je ne te conduirai peut-être pas. Marche à côté de moi, sois juste mon ami."

Les amis du texte d’orientation TO3 vont gagner en surface mais perdre en percussion. Les positions de ce regroupement sont tributaires d’un compromis qui les ralentit, voire les contraint à une abstention en attendant mieux. Mais sa position personnelle est claire et sans appel : "Le parti est dans un état lamentable. Plus personne ne sait quelle est sa ligne sur les inégalités, la retraite, la santé, le climat, le travail ou l’économie décarbonée," dit-il à Ouest-France en engageant une campagne qui va le conduire aux quatre coins de la France.

Alors qu’on comprendra plus tard qu’il se battait avec courage contre un cancer, sa religion est faite, il n’en démordra pas : "L’accord de la NUPES consacre la domination des insoumis sur la gauche. Il a été perdu : Jean Mélenchon n’est pas Premier ministre. Il faut passer à autre chose face au Rassemblement national," écrit-il.

L’alliance avec Hélène Geoffroy sur cette ligne lui permet de tutoyer les 50 %, du jamais vu dans le PS face à un premier secrétaire sortant. Et il n’est pas impossible de penser que la mainmise sur l’appareil socialiste a permis à O. Faure le coup de pouce nécessaire à cet équilibre.

Au congrès de Marseille, il hésite sur ce qu’il doit faire de cette demi-victoire, demi-défaite. Il opte pour la porter dans la direction en acceptant le poste de premier secrétaire délégué et ne suit pas H. Geoffroy, qui suggère un contre-pouvoir à partir du conseil national. Il s’aperçoit vite qu’O. Faure n’est pas partageux et que sa position est inconfortable, entre caution et opposition.

Il va profiter des Européennes et de la campagne de R. Glucksmann pour pratiquer une sortie positive de cette situation. Il place dans ce dernier ses espoirs de renouveau de la culture de gouvernement, mais se voit rattrapé par la dissolution et la constitution du nouveau front populaire. Les grands élus de son regroupement ne s’y opposent pas et "il marche à côté de ses amis".

Mais dès le lendemain, il fait cause commune avec Hélène Geoffroy pour trancher le nœud gordien de l’alliance avec Mélenchon. Il réussit à convaincre ses amis que le temps est venu de s’allier pour changer tout à la fois la direction du PS et la stratégie de celui-ci. Il apostrophe littéralement O. Faure lorsqu’il découvre que ce dernier a, dans Le Monde, fermé la porte à B. Cazeneuve comme Premier ministre après la censure de Barnier et son gouvernement.

La rupture est définitivement consommée avec O. Faure et son chemin balisé. Il sera un de ceux qui feront le nouveau PS, comme Laurent Fabius l’avait été autour de François Mitterrand, mettant fin au molletisme de la SFIO. Il hérite ainsi d’une filiation et d’un avenir.

Dimanche prochain : Philippe Brun

À dimanche prochain.