1077 jours de guerre en Europe

1. Le dérèglement du Monde

2. Le dérèglement de la démocratie

3. Le dérèglement moral

4. Les vœux du dernier Macron

5. LA RELÈVE : Jérôme Guedj

000

1. Le dérèglement du Monde

Blé, maïs, riz, soja, production laitière : c’est fait ! Les pays BRICS+ dominent le marché des matières premières agricoles et stratégiques. Ils produisent 40 % du lait et 50 % du reste. Les BRICS se sont constitués au départ pour imposer leur sécurité alimentaire. Aujourd’hui, Poutine propose une bourse des céréales où les échanges se feraient en monnaie BRICS. Les 50 % de la population mondiale sont atteints et donnent au concept russe de la "majorité réelle" un argument de plus. Le PIB combiné de ce « club » a dépassé celui du G7 (31,1 % contre 29,9 %). C’est un des aspects, et non des moindres, de la modification en cours dans la géopolitique.

Il y a assurément un basculement en cours, même si la réalité économique des BRICS est discutée. Pour autant, il s’agit bien du passage des "émergents" aux "concurrents". Dans le monde du "marché libre et non faussé", le monopole des normes et la monnaie de référence — le dollar et, dans une moindre mesure, l’euro — sont de moins en moins acceptés. L’idéologie de cette force montante géoéconomique est la lutte contre le néocolonialisme et son modèle démocratique.

De Moscou à Rio, d’Istanbul à Pékin, de Djakarta à Alger, Dakar ou Pretoria, le même discours, plus ou moins musclé, contre l’Occident, sa domination, ses turpitudes passées. Ce sont les États-Unis qui sont la principale cible, mais chacun a son colonialiste : la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, etc., ou le Japon. Partout resurgit une mémoire vive. Il suffit d’écouter les dirigeants chinois, au détour d’une conversation, évoquer la guerre de l’opium ou la mise à sac du Palais d’Été. Faut-il évoquer les griefs de l’Algérie ou ceux du Sénégal, ou même ceux de l’Amérique latine contre la colonisation espagnole ?

On doit comprendre que ces blessures sont réactivées, car il s’agit de légitimer un nouveau monde qui cherche à se substituer à l’ordre ancien. L’appel d’air des BRICS provoque une dynamique : 23 pays ont fait leur demande d’adhésion. Et même la Turquie, le 2 septembre 2024, lassée, dit-elle, de frapper à la porte de l’Union européenne. Chez les BRICS, pas de critère de convergence, pas de démocratie, ni de droits de l’homme, encore moins de lutte contre la corruption. Mais cette "union" prend l’apparence d’une contestation globale d’un monde qu’elle estime dominé et organisé par et pour l’Occident.

C’est un peu comme si le "Sud global" se drapait dans le wokisme. Clin d’œil de l’histoire : le Portugais Guterres, représentant de l’ONU, est venu à Kazan au sommet des BRICS (22-24 octobre) pour souligner ou signer de fait la nouvelle donne mondiale montante. Alors qu’un autre Portugais, Manuel Barroso, qui présidait lui aux destinées de l’Europe, était venu adouber aux Açores (15 mars 2003) un sommet dans lequel se retrouvaient Tony Blair, George Bush et José Manuel Aznar.

Le lendemain, le président américain lançait un ultimatum à Saddam Hussein. L’Occident, au fait de sa puissance après l’effondrement de l’URSS, allait se lancer dans une « équipée » de type colonial contre un dictateur censé détenir des armes de destruction massive. C’était la dernière "balade" du monde occidental au nom de la démocratie. Entre les deux et après la défaite des Américains en Afghanistan, la tendance à la remise en cause sous des formes différentes (commerce, nouvelles technologies, industries, agriculture, guerre et même terrorisme) met fin à la domination sans partage du monde par l’Occident depuis le XIVᵉ siècle.

La combinaison de la contestation de l’hégémonie économique, culturelle et normative de l’Occident et le retour des menaces ou conflits armés fut la marque de l’année 2024. Cela le sera d’autant plus dans l’année qui commence. On ne peut faire comme si cette tendance lourde était sans importance. Elle va matricer le monde à venir, d’autant plus que dans cet affrontement surgissent des "États privés" : ces entreprises-monde dont la puissance financière est l’équivalent d’un État et qui jouent aussi la carte de la dérégulation.

Donald Trump va lui aussi attiser le phénomène au nom de la lutte contre le multilatéralisme et de l’instauration des accords « B to B ». C’est l’heure du dérèglement de la mondialisation. De nouveaux pays veulent accéder au marché mondial ou refusent la manière dont il est administré ou dominé. Le risque est grand que cela dégénère. On le perçoit dans la difficulté du volet financement des COP, où le Sud demande réparation pour le pillage de ses matières premières et le financement de sa mise en conformité aux exigences planétaires.

Le retrait des banques américaines ces jours-ci de "l’Alliance pour le climat" ne va pas améliorer la perception du refus d’aider au financement. Bien sûr, il n’y a pas de tendance linéaire, et les membres des BRICS ne sont pas à l’abri de nouvelles hégémonies entre eux. La Chine, par exemple, se sert de cette aspiration et de ce ressentiment pour installer sa route de la soie.

Il ne s’agit pas d’avoir un jugement moral sur ce nouvel état du monde en gestation ou de l’adouber au nom d’un anti-impérialisme d’hier, mais de défendre un ordre mondial juste. Car, dans le sillage de cette déconstruction de l’ancien monde, dans ce moment où le mort saisit le vif, surgissent les monstres illibéraux. Cela doit, pour les sociaux-démocrates que nous sommes, militer pour défendre la régulation par le compromis dans tous les domaines : le commerce, les échanges, comme les conflits.

L’absence de régulation, c’est la loi du plus fort, si ce n’est la jungle, voire la guerre. Plus que jamais, la question européenne est l’horizon stratégique. Cette dernière est prise en tenaille entre les BRICS et l’Amérique de Trump. L’exigence de traités de libre-échange a ce soubassement. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont acceptables. L’exigence du juste échange se heurte aux égoïsmes nationaux en Europe ou chacun joue sa partie.

L’Europe traverse une grave crise politico-économique. Jamais le concept de « l’Europe puissance » n’aura été aussi pertinent. Jamais la "communauté" n’aura été aussi faible pour réaliser le projet. Jamais le nationalisme n’aura à ce point menacé la construction européenne. Personne ne peut croire ou faire mine de croire que la France seule aurait la masse critique pour affronter ce nouveau monde.

Si l’on veut préserver globalement le modèle de l’État social, si l’on souhaite, paraphrasant Camus, éviter "que notre monde ne se défasse", la solution est européenne et non néo-souverainiste. Il y a urgence. L’Europe puissance ne peut se laisser grignoter à l’Est par la Russie (Moldavie, Géorgie, etc.), mais tout autant par les BRICS dans la Méditerranée, pour des raisons géopolitiques mais aussi migratoires.

On ne peut réaliser l’indispensable Euro-Méditerranée sans un règlement du conflit israélo-palestinien : la paix maintenant, deux États au plus vite. C’est ainsi qu’il faut, pour nous Européens, appréhender le conflit. On ne peut imaginer tout autant une Europe cédant aux exigences dérégulatrices de Trump comme celles de Musk ou des GAFAM, ni capituler devant la nouvelle frontière de l’IA, que ce soit en termes de matériaux rares et de composants.

Enfin, il n’est pas interdit de penser que la tendance conduise à de nouveaux conflits ou que ceux en cours dégénèrent. La course aux armements et la désinhibition des discours ou des rhétoriques nationalistes sont un vrai sujet de préoccupation. L’Europe de la défense s’impose comme une nécessité face aux potentiels conflits qui surgiront nécessairement de ce dérèglement du monde.

000

2. Le dérèglement de la démocratie

L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier marque le succès de la vague illibérale. Là encore, nous changeons d’époque. Cette autre tendance dérégulatrice a pour cible la démocratie, non comme désignation des gouvernements, mais comme État de droit : remise en cause de la séparation des pouvoirs et autoritarisme des gouvernements. Les démocraties libérales ou semi-libérales sont en recul dans le monde. Et elles vont l’être dans les années à venir sous l’impact du terrorisme – dont le dernier exemple, cette semaine à La Nouvelle-Orléans aux États-Unis, démontre que nul n’est à l’abri – mais tout autant par la tendance à l’extension du domaine du marché à toutes les sphères de l’organisation sociale, et pour tout dire, à l’État social. Enfin, l’individualisme consommateur a fini par faire de la démocratie un objet de consommation comme les autres, dépolitisé et désidéologisé, les réseaux sociaux achevant de dissoudre les anciennes solidarités issues de l’ère industrielle.

La démocratie, dispersive par nature, a produit un contre-effet national-populiste. Nous nous en sommes expliqués il y a quelques semaines. La tendance au bonapartisme illibéral comme forme de gouvernance a pris pied en Europe. Et encore une fois, c’est en France que se joue le prochain rendez-vous. Les deux ans à venir sont décisifs. Et c’est à l’aune de cet enjeu, qui dépasse la France même si elle en sera l’arène, que se joue la question de la séparation nette avec le populisme de gauche qui pave l’arrivée du national-populisme.

Sachant que rompre ne veut pas dire faire une croix sur les 50 % du vote utile pour les Insoumis. Ne pas disputer ce vote utile – comme celui qui a fui vers Emmanuel Macron et aujourd’hui en déshérence – c’est permettre la victoire à terme du national-populisme illibéral. L’année à venir va être sous-tendue par la question de la démocratie aux États-Unis et en France.

000

3. Le dérèglement moral

Ce qui s’est passé en Ukraine est intolérable et pourtant nous l’avons toléré. Ce qui s’est passé au Proche-Orient est inacceptable et pourtant nous l’avons accepté. Ce qui s’est passé avec les Ouïghours en Chine est inadmissible et pourtant nous l’avons admis. Ce qui s’est passé en Iran avec les femmes est insupportable et pourtant nous l’avons supporté.

Même les cimetières marins de Méditerranée ou de la mer du Nord ne nous ont pas fait bouger. 2024 aura été l’année où notre capacité d’indignation s’est pour le moins émoussée. La gauche morale et l’humanisme tout court ont perdu leurs réflexes. Un relativisme s’est imposé, un préjugé campiste aussi, rabotant les consciences, se drapant au mieux dans des indignations à géométrie variable.

Il ne s’agit pas de discuter de la nature des responsables – elle est détestable et sera jugée comme telle par l’Histoire quand elle fera inéluctablement sa comptabilité macabre –, mais de dire non à la sinistre barbarie qui mange les vies ou prive de liberté.

Voilà maintenant trois ans que la soldatesque russe a envahi l’Ukraine, bombardant sans relâche les populations, et qu’avons-nous dit ? Une petite condamnation et puis s’en va ? Qu’avons-nous fait à part regarder le conflit sur des chaînes d’infos comme des jeux vidéo ? Et peut-être s’indigner sur des boucles WhatsApp ?

Où sont les rassemblements devant les ambassades, les pétitions, les déclarations publiques ? Où est la protestation contre la féroce répression contre les femmes en Iran ? Où est la campagne pour sauver les Ouïghours en Chine ? Et pourquoi, au Moyen-Orient, après avoir manifesté contre le "7 octobre en Israël", est-il quasiment impossible de tout simplement condamner ce qui est fait aux Palestiniens à Gaza ? Des milliers, des dizaines de milliers de morts, les hôpitaux bombardés, les enfants tués, les familles dispersées, les maisons détruites, les populations jetées sur les routes dans le froid, la terreur et le manque de tout…

Comment avons-nous même pu envisager que partout la presse soit interdite sur les lieux de ces crimes, quand les journalistes ne sont pas tués ou emprisonnés ? Pourquoi nos silences sous la lune ? "On peut tout fuir, sauf sa conscience", disait Stefan Zweig. Sommes-nous devenus un grand marché sans conscience ?

Ce dérèglement moral est la manifestation la plus évidente de notre époque et de l’affaissement des démocraties occidentales, converties à la realpolitik, qui n’est rien d’autre qu’un cynisme militant. Les prétextes sont légion, la sémantique abonde, pour légitimer que nous détournions le regard. Un pays menacé, le droit de se défendre, ou tout simplement notre commerce extérieur, quand ce n’est pas quelques légitimations géopolitiques, si ce n’est la hantise de reprendre le narratif de l’ennemi.

2024 aura été "l’année des guerres aux populations civiles" et du retrait moral de la société civile. Les mots "cessez-le-feu", "libération des otages", "respect de l’intégrité humaine", "arrêtez d’attaquer les hôpitaux", "cessez de bombarder les centrales électriques", "protégez les populations civiles", ou même "épuration ethnique", voire "génocide", sont devenus des barricades de mots qu’il faut emporter, ne provoquant rien, si ce nest de bonnes conscience.

Et pourtant, le député et rabbin Kaviv Gilad vient de lancer un appel aux consciences du haut de la tribune de la Knesset : "Comment votre cœur reste-t-il de pierre face à la vie de nos frères et sœurs otages ? Et votre cœur reste de glace face à la vie d’enfants, de femmes, de vieillards simplement parce qu’ils appartiennent à un autre peuple ?"

Ce type d’appel, à l’instar d’un Oleg Orlov, dissident emprisonné pour avoir dénoncé publiquement l’offensive en Ukraine, ou d’un Alexeï Navalny en Russie, d’un Liao Yiwu, auteur de Massacre sur la place Tian’anmen, d’un Gao Xingjian, prix Nobel de littérature en Chine, ou encore de Jamshid Sharmahd liquidé en Iran, sans oublier le Mouvement Masha ; toutes ces femmes et ces hommes, consciences de l’humanité, sont bien seuls. Aucun de ces noms n’orne les devantures de nos mairies. Aucune polémique en leur nom.

Quel changement depuis les années 60/70 ! La lutte contre le totalitarisme avait été d’abord gagnée par le fait que la jeunesse du monde a su protester, dans le camp même de la démocratie, contre ce qu’elle faisait en son nom : la guerre du Vietnam ou les geôles d’Amérique latine ou d’Afrique du Sud. Cette protestation rendit plus crédibles les combats pour les droits de l’Homme derrière le rideau de fer.

L’apathie morale d’un Occident vieillissant ne sera pas sans conséquence dans la "confrontation" avec les régimes illibéraux, sans évoquer la résonance dans ce qu’on appelle le Sud global.

Nous savons pourtant que l’abaissement moral déshumanisant l’"autre" est le premier stade dans la marche aux conflits nationalistes. Et sans un réveil des consciences assoupies qui ait le courage de dire ce qui est, attendons-nous à la clameur d’un nouveau monde niant nos valeurs.  Qu’as-tu dit ? Qu’as-tu fait ? En quoi peux-tu nous faire la leçon ?

000

4. Les vœux du dernier Macron

Un mea culpa et des référendums, c’est ainsi que l’on a résumé les vœux de la nouvelle année. Et pourtant, il s’agissait de la mise en scène du dernier Macron. Pour le faire advenir, il était nécessaire de faire un pas de côté. E. Macron a tenté de se débarrasser de ce qui l’entravait dans son rapport à l’opinion pour tenter de prendre la tête de celle-ci contre les représentations politiques, sources du "désordre politique". Le dernier Macron sera le retour au premier : le techno-bonapartisme. La mise en scène vidéo et le discours n’avaient qu’un seul objet : démontrer que le peuple uni était capable des plus belles réalisations, mais que les partis politiques empêchaient le peuple de s’exprimer et de réaliser de grandes choses. Et donc, E. Macron se proposait de libérer le peuple de cette servitude, en redonnant la parole au peuple via des référendums.

E. Macron prend acte de l’instabilité ministérielle. Il ne se fait aucune illusion sur la durabilité du gouvernement Bayrou. Il tente d’en faire un atout pour éviter que l’instabilité conduise à son éviction. Avec les référendums, il se dote d’une antidote : l’homme qui donne la parole au peuple et lui permet de trancher là où le Parlement est impuissant. Ce président référendaire est l’ultime tentative de se donner un rôle et d’aller au bout de son mandat contre la chienlit parlementaire. La tentative se veut imparable sous la Ve République. Elle prendra vraisemblablement la forme d’un référendum à questions multiples pour éviter le "non" mettant en cause le président. La manœuvre est osée vu l’état de délabrement de l’exécutif. Elle se heurtera à la nature des questions posées, tant le peuple a fixé sa colère sur le président.

E. Macron, qui n’est pas avare de positionnements successifs, n’a pas fait, dans ses vœux, amende honorable. Il esquisse seulement un léger entrechat, concédant que "pour l’instant" la dissolution n’avait pas produit l’effet escompté. Ce n’est pas la dissolution qui est en cause, mais son effet. Il ajoute que l’état actuel est l’instabilité. Le président s’appuie sur cette réalité nouvelle pour tenter d’imposer le nouveau et ultime Macron. Celui-ci renoue avec sa nature profonde : la détestation de la démocratie représentative et des corps intermédiaires. Ce sera donc le dialogue direct avec le peuple, par-delà ceux qui sont censés le représenter. Une ultime manière de répondre à tous ceux qui rêvent de sa destitution, en demandant aux Français de défendre, à travers la personne du président, leurs propres capacités à prendre la parole : vox populi, vox dei, en quelque sorte.

000

5. LA RELÈVE : Jérôme Guedj

Chaque semaine, je dresse le portrait d’un de ceux qui, à mon avis, feront le nouveau Parti socialiste. Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, Ericka Bareigts, Boris Vallaud, c’est le tour de Jérôme Guedj.

Jérôme Guedj - le voltigeur

Lénine disait de Boukharine : "L’enfant chéri du Parti bolchevique", dont il louait le charme et l’intelligence. "À chaque fois que nous l’envoyons discuter avec quelqu’un, il en revient avec un peu de ses idées." Être capable d’écouter, de comprendre et de reprendre à son compte les idées des autres est pourtant une bonne disposition d’esprit. Il y a tellement de politiques quasiment incapables d’écouter un raisonnement qui leur est opposé. Et combien d’autres mettent en marche le moulin à prière en guise de justification.

Jérôme Guedj est capable de distinction. Cette juste mesure entre conformité et distinction que Bourdieu analysait dans son ouvrage du même titre. Guedj était le moins obtus des frondeurs au Bureau national du PS. J’avais remarqué que, non seulement, il tentait d’exprimer ses positions sans être excessif, mais il faisait de cet état une coquetterie. Il était même capable de "recevoir" un argument dans des débats. Cela relevait de l’excitation intellectuelle. Ce n’est pas courant, tant les échanges se réduisent souvent à des discours parallèles. C’est la raison pour laquelle, lors d’un meeting en soutien à sa campagne pour la présidence du Conseil général de l’Essonne, je déclarais : "Jérôme Guedj, c’est 50 nuances de rose." Il n’avait pas compris, il en fut chagriné. Il s’agissait de souligner son absence de sectarisme. C’est, chez moi, un compliment. Il y a tant de "génies de village" à la mauvaise foi en bandoulière. Ce que, chez les extrêmes, on appelle "l’ADN du combat", mais qui est incapable de trouver une voie.

La première qualité d’un homme ou d’une femme politique est de se forger une conviction à partir d’une analyse et d’accepter de la confronter, de la modifier ou de l’infléchir en fonction de la réalité ou de ce qui en est dit pour trouver un chemin gagnant. Une colère sans cheminement n’est qu’une vinaigrette qui a tourné. Évidemment, pour tous ceux pour qui la politique est un art d’asséner des « préjugés », une telle inclination est de l’opportunisme. Cela peut l’être, cela l’est parfois. Il n’est pas rare non plus de trouver des hommes roseaux dont on fait des flûtes. Tout l’enjeu est là : le juste alliage entre conviction et adaptation. Jérôme Guedj voltige sur cette ligne de crête. Et il n’est pas toujours compris.

Tour à tour frondeur avant l’avènement des frondeurs, qui peut plancher sur la question du vieillissement devant un colloque d’Horizons ou être invité à l’anniversaire du Premier ministre Édouard Philippe, un ami d’enfance. Ils ont fréquenté les mêmes bancs à Sciences politiques, préparé et intégré l’ENA ensemble, promotion Victor Schoelcher, s’il vous plaît. L’abolition de l’esclavage, cela marque son homme. Frondeur, gauche du parti dénonçant le macronisme et capable d’être missionné par lui sur le grand âge. Hostile à la majorité du PS, mais suppléant d’un aubriste de l’époque, François Lamy, et farouche adversaire de ses amis Mélenchon-Dray-Liemann dans l’Essonne. Assistant de Jean-Luc Mélenchon, mais refusant de l’assister dans son cours israélophobe. Ou tout simplement laudateur de la Nupes, mais refusant l’étiquette Nouveau Front populaire pour les dernières élections législatives.

Cette propension à jouer les francs-tireurs en cassant les moules lui joue des tours. Le 7 avril 2024, lors d’un rassemblement pour la libération des otages israéliens, il déclare : "Je suis fier et heureux de me battre pour le droit à la sécurité d’Israël, de demander la libération des otages, de demander la protection des civils palestiniens parce que nous avons une humanité commune." Copieusement sifflé et conspué, il ne put terminer. Pourtant, il avait raison. Bienvenue au club. La guerre simplifie tout, disait l’autre. Il est dangereux de jouer les Albert Camus, qui revendiquait, en pleine guerre d’Algérie, de pouvoir aller d’un bord à l’autre de la Méditerranée et de les aimer tout autant. Condamner le Hamas sans soutenir Netanyahou, ou l’inverse, cela est plus compliqué qu’on ne le croit, dans une guerre où l’on ne vous laisse pas le choix : il faut être antisémite ou islamophobe.

Chez Jérôme Guedj, la question de l’État d’Israël n’est pas constitutive de son identité politique, mais elle n’est pas secondaire non plus. C’est plutôt l’antisémitisme son sujet. Il a d’ailleurs créé un prix Ilan Halimi. Il avait particulièrement mal apprécié que, hostile à la Nupes, je l'ai publiquement interpellé sur un meeting pendant les législatives entre Obono, ses amis et J. Corbyn. Il est donc chatouilleux sur le sujet. J.-L. Mélenchon, qui dépassa les bornes un jour à son endroit, l’accusant d’avoir renié les valeurs de la gauche et du judaïsme en France, s’est vu répondre par le député de l’Essonne : "Je ne suis pas juif de gauche, je suis universaliste." Très bien, après avoir fréquenté les uns, il ne faut pas épouser les autres. C’est le principe même du discernement. Toujours est-il que la rupture est consommée entre Jérôme et Jean-Luc.

Le nouveau Front populaire dominé par Jean-Luc Mélenchon, dont il dénonce la stratégie du "bruit et de la fureur", ce sera sans lui. Pourtant, J. Guedj avait salué la création de la Nupes avec enthousiasme : "Cette alliance est une cure de jouvence qui nous a lavés de la gauche qui s’était fourvoyée", avait-il déclaré à l’AFP. Depuis, il n’a pas de mots assez durs pour le Mélenchon "rabougri". Au point d’ailleurs d’envisager une primaire de la gauche sans Mélenchon pour la prochaine présidentielle, de Glucksmann à François Ruffin. Il est peu probable que ceci puisse voir le jour, mais cela lui permet de concilier la recherche de l’unité à gauche pour faire face à Marine Le Pen et la délimitation avec le populisme de gauche. Et de défendre, pour ce faire, un "réalisme de gauche" qui ravit les sociaux-démocrates du PS.

Ils ne l’attendaient pas là. Et même de devenir un social-républicain on ne peut plus propre sur lui. Au point que l’on murmure ici ou là qu’il serait devenu presque trop Printemps républicain. Il s’en défend. Question de perception sans doute, ou simplement du bon ajustement comme il sied aux nouveaux convertis. On dit même qu’il a été sondé pour participer au gouvernement Bayrou. Il aurait même fortement hésité devant l’état du pays. Là, cela en aurait été trop. Notre héros serait passé de l’autre côté du cheval. Il n’en est rien. On ne prête qu’aux riches.

S’il est chassé, c’est qu’il en a les qualités. Il faut dire que son expertise dans le domaine de la santé en fait un parlementaire écouté. 

Il fit même des misères au ministre Dussopt, un ancien de la gauche du PS passé au macronisme, lors du débat sur les retraites, dévoilant quelques menteries de sa part. Il n’est pas rare non plus de le voir sur les routes de France défendre, lors de son "tour de France du grand âge", une loi visant à garantir le droit de vieillir dans la dignité et à préparer la société au vieillissement. Dans un Parti socialiste qui manque singulièrement d’idées, en voilà une qui lui donnerait un peu de grain à moudre.

C’est d’ailleurs le reproche qu’il fait à l’actuelle direction du PS, par trop dépendante du programme de LFI : la capacité à fonder et défendre ses propres idées. Et il se verrait bien leur insuffler les siennes en devenant Premier secrétaire. Il ne le cache pas, même si cette grande gueule en parle à mi-voix. Il a en tête "les rencontres socialistes de la laïcité", ce qui ne ferait pas de mal aux socialos si on entend par là un principe universel garant du vivre-ensemble. Ce que j’appelle la fraternité laïque, et non laïciser la société.

Bientôt une charte laïque du PS à l’initiative du secrétaire national ? Revisiter celle de Philippe Doucet de 2016, qui, une fois adoptée, a été vite oubliée ? Jérôme Guedj, dont le mélenchonisme a été la première langue et qui est maintenant polyglotte, s’estime capable de porter la parole du PS dans les années à venir. Convaincu que le parti de Jaurès a besoin d’un voltigeur d’expérience capable de s’adapter sans se renier.

La semaine prochaine Valérie Rabault

À dimanche prochain.