2005 Jours de guerre en Europe
1. Le bloc central est une fiction
2. Le PS ne doit pas voter la censure
3. La suite
4. Auschwitz
5. La droite allemande fait tomber le mur à Berlin
6. La Relève
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1. Le bloc central est une fiction
Édouard Philippe, dans son premier discours de campagne présidentielle dimanche dernier, a habilement mis en scène le bloc central et s’est placé au centre de celui-ci, quasiment comme le débouché présidentiel de cet OVNI politique. Depuis la trouvaille de Barnier, on nous répète le concept comme s’il avait une consistance autre que celle des macronistes alliés aux républicains. Ce bloc ne se définit que dans le seul rejet des extrêmes mais ne constitue ni un projet ni un programme. D’ailleurs, l’ancien Premier ministre, chouchou des sondages, se propose d’écrire le sien dans une série de rendez-vous.
Il regrette qu’il soit impossible que les partis qui composent cet "arc" concluent des accords électoraux, ce qui, pour un bloc, est quand même un problème. Barnier suggérait que si ce centre introuvable, "sans programme ni alliance", n’avait pas un candidat commun à la présidentielle, Marine Le Pen serait élue. Ce qui est une manière de dire que c’est le candidat qui doit constituer le bloc, et non le bloc qui peut construire le candidat.
Le macronisme finissant est divisé en trois tronçons qui ont potentiellement trois candidats à la présidentielle (É. Philippe, F. Bayrou, G. Attal), voire quatre si on veut bien prêter crédit aux velléités de Darmanin, et aucune méthode pour surmonter cette division puisqu’ils se refusent à une primaire entre eux. É. Philippe laisse entendre qu’il a déjà les 500 signatures et n’envisage l’union qu’il appelle de ses vœux que derrière lui. Il n’est pas sûr que ses compères l’entendent ainsi. Il suffit de regarder la partielle à Boulogne, dans les Hauts-de-Seine, où chaque prétendant a son candidat.
Les Républicains ont décidé de l’alliance avec le macronisme, contraints et forcés, le soir des législatives anticipées où le gaullisme était façon puzzle. P. Stéphanini, qui n’est pas le plus mauvais de la bande, constata : "La faiblesse des Républicains est une force, car ils sont maintenant le groupe charnière pour une majorité relative." L’ancien parti gaulliste, enfin ce qu’il en reste, s’accrocha donc au pouvoir ministériel pour survivre politiquement. Quant à l’autre tronçon, avec Ciotti, il soutiendra Marine Le Pen, à moins que, devenu maire de Nice, il se "médecinise" et recolle à la droite classique comme Médecin le fit avec J. Chirac. Mais chez les Républicains canal historique, si Wauquiez est candidat à la charge suprême, Retailleau y pense, pas seulement en se rasant, et la une de la nouvelle formule de Valeurs actuelles, avec le titre "Et si c’était lui", ne va pas le dissuader. Quant à Barnier, il n’a pas encore dit son dernier mot, alors que Xavier Bertrand caresse toujours l’idée de s’imposer, tout comme le maire de Cannes, président de l’Association des maires, D. Lisnard.
Un petit dernier vient de se joindre à la fête grâce au coup de pouce opportun de son vieil ami E. Plenel : je veux parler de D. de Villepin. Il vient de déclarer sa flamme pour la présidentielle dans une interview réalisée par l’ancien directeur de Mediapart. Alors, cette fameuse constellation des centres n’est qu’une tartuferie parlementaire, et ceci d’autant plus que la plupart de ses composantes refusent la proportionnelle, qui est le seul moyen d’obliger à la constitution d’une majorité négociée. En attendant, "ils" attendent tous que F. Bayrou tombe, ce qui ouvrirait ainsi la question de la démission de Macron, ce que personne ne veut mais que tout le monde souhaite dans ce conglomérat. La preuve : chacun s’y prépare.
La fiction du bloc central tient aussi à l’enrôlement de force des socialistes, qui n’ont rien demandé. Et on va voir que pour eux, rompre avec le NFP, l’autre fiction du paysage politique, est déjà un exploit. Alors se concevoir comme l’aile gauche d’un bloc qui défend les thèses libérales de Bruno Le Maire sur le plan économique et celles des "néo-RN" Darmanin-Retailleau sur l’immigration est au-dessus de leurs forces. Ce serait d’ailleurs politiquement idiot. Si on voulait s’en convaincre, la crise autour du terme, pour le moins maladroit quand on tente de convaincre les socialistes de ne pas voter la censure, le "sentiment de submersion", en est la preuve.
Le PS avance difficilement sur une orientation d’opposition responsable, c’est-à-dire refusant la politique du gouvernement et son budget, mais tout autant le chaos. Ce double non — non au budget, non à la censure — comme le suggère Karim Bouamrane dans son interview au Parisien jeudi. En tout cas, le PS n’est ni dans le bloc central ni dans le soutien sans participation à Macron, comme tente de l’accréditer le trait aimable de M. Bompard avec cette pensée magique qui caractérise les Insoumis : "Je le dis donc c’est vrai, et le contredire n’est que menterie."
Tout cela tient parce qu’on veut voir trois blocs, et non la décomposition politique face à l’extrême droite idéologiquement et électoralement dominante.
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2. Le PS ne doit pas voter la censure
La sortie de Marine Le Pen : "Il y aura une dissolution en juillet", confirme le pronostic de Bardella, sonne comme la fin du gouvernement Bayrou et jette un pavé dans la mare des socialistes. Le RN s'apprête donc à voter la censure. Ce n'est pas étonnant, mais il y a un "bouger" dans l'argumentaire. Le RN ne met plus la chute d'E. Macron comme préalable à la résorption de la crise politique.
La raison tient d'abord à la tactique parlementaire. Marine Le Pen attend de voir ce que va faire O. Faure, et O. Faure attend de voir ce que va faire Marine Le Pen. Les deux se disputent le centre de l'intérêt parlementaire. Le RN l'a perdu au profit du PS, et le PS espère le garder sans rompre totalement avec le NFP. Si le RN ne vote pas la censure, le PS peut la voter sans risque. Et si le PS vote la censure, le RN peut la voter sans problème, car c'est le PS qui subira l'opprobre de la chute de Bayrou.
Mais les deux ont l'œil rivé sur le résultat de la municipale de Villeneuve-Saint-Georges qui leur donnera l'indication du vent. Voilà où nous en sommes, alors que le pays sombre lentement dans le "tous contre tous", l'État n'est plus dirigé, et les finances publiques sont sans les moyens de l'être réellement.
La situation en Europe semble de plus en plus hors de contrôle, pendant que Trump allume des feux à tous les points du globe. Le Parlement est dans une bulle coupée du monde, une sorte de boucle WhatsApp où chacun se croit le centre sans prise sur le réel.
Par ailleurs, si nous comprenons parfaitement l'intérêt du RN de jouer la décomposition – elle lui est profitable –, il suffit de voir, dans le dernier Odoxa, la présence de M. Le Pen, J. Bardella, M. Maréchal et É. Ciotti dans les 10 politiques préférés des Français. Si la montée en puissance de Retailleau est une menace qu'il lui faut vite juguler, si Marine Le Pen espère que la crise politique impressionnera les juges et que son inéligibilité sera susceptible d'appel, on se demande ce que veut le PS. Faute d'avoir défini une stratégie dans la crise, la crise s'est invitée dans sa stratégie. Les Fauristes sont divisés depuis la non-censure de la déclaration de politique générale. Et maintenant, ils sont en compétition pour le congrès du PS, si ce dernier a lieu, car chaque jour qui passe rend son organisation impossible avant l'été et improbable pendant l'été.
Les Fauristes sont incapables d'incarner une opposition responsable. Une opposition frontale au budget, qui nécessite d'arracher des concessions au gouvernement des droites. Responsable, car l'état du pays et du monde nécessite la continuité de l'État. Et c'est l'intérêt bien compris de la gauche de laisser les droites assumer l'austérité, conséquence de leur politique, tout en privant les populistes d'air.
Le Parti socialiste est illisible à un moment où il faudrait un cap et une parole forte, non seulement en France, mais en Europe. Le PS vit une crise de leadership. O. Faure se voit contesté, outre son opposition qui regroupe 50 % des instances, mais aussi par les "ultra" mélenchonistes qui veulent le soutenir comme la corde soutient le pendu dans une « amicale de la censure ».
Il ne tient que par la nécessité pour Bayrou d'obtenir leur refus d'une censure et donc par l'intérêt médiatique que cela procure. Mélenchon attend le choix du PS pour pouvoir prononcer la fin de l'union. Cette fameuse union qui tenait lieu de programme à Faure et ses amis.
Alors que dans la décomposition politique, c'est le programme, c'est-à-dire l'offre, qui est déterminant. C'est le projet qui fait la différence, l'attraction politique, le succès électoral. Le PS doit sortir de la double emprise virtuelle du bloc central et réel du NFP et affirmer son programme pour sortir le pays de la crise. Sinon, cette "indéfinition dans une indifférenciation" va se payer cash lors d'une dissolution ou des municipales.
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3. La suite
L’encre de mon papier sur X la semaine dernière était à peine sèche qu’une "nouvelle" a bousculé la planète :
un séisme provoqué par Deep Seek dans le domaine de l’intelligence artificielle. Un logiciel ferait l’équivalent de ChatGPT, mais en gratuit. C’est une leçon et une opportunité historique pour l’Europe.
Reprenons. DeepSeek, comme son nom ne l’indique pas, est une société chinoise spécialisée dans les logiciels open sources. Elle a mis au point le ChatBot, aussi performant que ChatGPT, mais moins cher en production, gratuit et open source, c’est-à-dire accessible à tous les développeurs ou les entreprises qui le veulent.
Marc Andreessen, un capital-risqueur américain connu comme spécialiste du domaine, est éberlué. Il déclare : "C’est le moment Spoutnik", du nom de l’arrivée des Russes en 1957 dans la conquête de l’espace. C’est aussi l’équivalent de l’essai nucléaire russe dans la domination sans partage américaine. Mais les Russes auraient offert gratuitement l’utilisation de celle-ci à tout le monde : "la meilleure arme dont tu as l’exclusivité et que ton ennemi offre à tous les pays", me disait un spécialiste.
Les Chinois démontrent que la domination du capitalisme numérique n’est pas encore inéluctablement la tech américaine. L’oligarchie et Trump se voyaient imposer une IA totalement US au monde, siphonnant les investissements et les données. Les Chinois répondent par un modèle équivalent, gratuit et ouvert à tous. La Bourse ne s’y est pas trompée : les valeurs américaines impliquées dans ChatGPT se sont effondrées. Voilà un gros trou dans la coque des GAFAM qui travaillent sur le sujet, et cela met du plomb dans l’aile au "American Great Again" cher à D. Trump.
Les 500 milliards d’investissements de Trump et les 600 milliards promis par l’Arabie saoudite viennent d’être pris à revers. La course au gigantisme et les investissements qui y correspondent sont remis en cause. La frontière financière et technologique s’ouvre pour une Europe qui semblait hors jeu dans ce nouveau monde.
Alors bien sûr, ceci doit être expertisé, confirmé. Évidemment, la Chine reste la Chine et la dépendance de DeepSeek aux services secrets militaires chinois ne fait pas de doute. Mais en l’état, c’est pour l’Europe un événement majeur. Elle a tous les moyens pour agir, et la barrière financière n’est plus totalement le sujet. En tout cas, elle n’est pas insurmontable. Le déclassement de celle-ci n’est donc pas certain.
L’Europe a une carte à jouer, comme je le suggérais la semaine dernière. C’est aussi un plaisant pied de nez à Musk et ses leçons entrepreneuriales. Il a toujours pensé qu’il y avait une inertie aux "mastodontes" et pas de risque à investir là où ils détenaient un monopole, car c’est l’innovation qui fait la différence. Dans ce nouveau monde, il faut être agile. Il l’a démontré avec PayPal, puis dans l’automobile ou l’espace, indépendamment de l’idéologie crapahuteuse qu’il déploie dans X.
Les Chinois viennent d’appliquer la méthode. Si nous tirons une leçon de l’événement, il faut un "Ariane espace" de l’IA capable de soutenir les initiatives d’une IA éthique. Et passer d’une attitude défensive, pour ne pas dire passive, à une offensive indispensable pour rester dans cette histoire et peut-être tout simplement dans l’Histoire. Autrement qu’un grand marché payant les uns pour sa protection et les autres, peut-être les mêmes, pour l’intelligence artificielle.
La Commission vient de fixer son agenda en ce domaine. Disons que c’est de bonne volonté, mais subordonné à l’unification du marché et pas tout à fait la priorité des 27.
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4. Auschwitz
J’ai toujours pensé que le génocide des Juifs devait être considéré comme une blessure universelle dont il convenait de garder la mémoire, mais aussi, malheureusement, la spécificité.
Je m’en étais ouvert à Pierre Moscovici, lorsque, ministre des Affaires européennes, il défendit avec brio la position de la France sur le génocide arménien devant l’Assemblée nationale. Pour moi, le génocide reste et restera celui des Juifs par son caractère pensé, planifié, scientifique, systématique, avec ses 5 à 6 millions de Juifs assassinés. Loin de moi de minimiser ce que le triumvirat turc des 3 "pachas" a fait aux Arméniens en les faisant tourner en rond dans le désert syrien jusqu’à la mort. Atroce! Ni les massacres de masse à coups de machettes des Tutsis par les Hutus. L’horreur !
Je comprends parfaitement ce qui se joue autour de ce "mot" à Gaza et je redoute que l’on découvre bientôt l’immensité des victimes. Terrifiant. On a aussi utilisé le terme pour les Amérindiens, à Srebrenica ou maintenant pour les Ouïghours. Révoltant ! La justice internationale en a fait une caractérisation juridique, et on ne peut que s’en féliciter. Mais je ne crois pas qu’il faille être dans la compétition victimaire : la barbarie reste la barbarie. Ce que l’homme fit à l’homme, pour paraphraser P. Levi avec la Shoah, tient sa spécificité au fait que l’homme va ouvrir des camps et construire des chambres à gaz pour accomplir sa solution finale.
Et j’ai toujours pensé qu’il y avait souvent un consentement de basse intensité, car l’antisémitisme était devenu une banalité. D’ailleurs, je n’adhère pas totalement non plus à l’analyse de A. Arendt lors du procès Eichmann. Des hommes ordinaires qui accomplissaient, comme des petits fonctionnaires, une tâche fractionnée qui permettait de supporter leur rôle sans savoir. Je pense qu’ils "savaient et qu’ils voulaient". Je me suis fait cette réflexion à la sortie du camp de Pithiviers. À la suite de la rafle du Billet vert (14 mai 1941), c’est-à-dire les juifs étrangers (Laval utilisera cet argument : "J’ai protégé les juifs français", ce qui pour moi est la démonstration qu’il savait), puis la rafle du Vel d’Hiv (16 et 17 juillet 1942), 16 000 juifs ont été arrêtés puis déportés, dont 4 500 enfants.
La police française est allée les chercher jusque dans les écoles. Les adolescents partaient avec leur père et les adolescentes avec leur mère, au final, vers la mort en trains plombés. Des milliers d’enfants en bas âge, souvent en très bas âge, ont été séparés de leurs mères par les gendarmes français dans des scènes d’une rare cruauté. Ces enfants, plongés dans la terreur de ce déchirement, seront enfermés à Pithiviers et laissés à eux-mêmes dans un désarroi sans nom, leurs plaintes étouffées par des sanglots sans échos.
Je me disais donc, en regardant sur les murs du camp les photos d’enfants morts, que ceci était l’aboutissement d’une haine raciste portée au paroxysme de l’anéantissement total, jusqu’aux enfants. On a reproché à Hannah Arendt, avec "la banalisation du mal" (procès de Jérusalem, 1963), la déresponsabilisation des nazis. Je crois plutôt que son analyse, séduisante, rationnelle et intelligente, conduisait à "nous déresponsabiliser". Penser que la haine n’était pas dans le cœur des hommes, mais dans une machinerie conçue par quelques fous qui leur échappait, nous rassurait sur l’humanité. Mais en introduisant la raison dans la folie criminelle des hommes, elle paralyse les consciences.
Au fond, la philosophe a voulu nous rendre tout cela supportable parce que explicable. C’est séduisant, mais réduit paradoxalement la portée universelle du génocide. Cela anesthésie la mémoire vive de ce que l’homme est capable de faire quand il s’embarque dans la supériorité de la race ou la hantise du métissage, voire du remplacement. C’est après des années de propagande, de récits, de fantasmes contre les juifs, la menace qu’ils étaient censés représenter, que des Français et l’État – Chirac avait raison contre Mitterrand – ont prêté leurs mains à la rafle du Vel d’Hiv ou dénoncé les juifs.
L’exposition "Le Juif et la France" (septembre 1941 à janvier 1942) a été un succès – on venait de rafler les juifs 15 jours auparavant – 500 000 entrées payantes, l’équivalent gratuit, et l’exposition fut un triomphe à Bordeaux ou Nancy contre "l’emprise corruptrice générale des juifs" et la "destruction générale de nos traditions".
Je comprends qu’au lendemain de la guerre, le récit gaulliste et communiste ait eu besoin d’héroïser les Français et les organes de l’État qui avaient pourtant prêté allégeance au maréchal Pétain. Il s’agissait de reconstruire la France. Je comprends tout autant que l’heure de l’après-guerre n’était pas à la criminalisation et qu’il fallait tordre le cou à l’idée que le peuple allemand était collectivement responsable. Analyse idiote d’un ADN collectif meurtrier.
Comment oublier les résistants allemands ou les résistants et les Justes français cachant des juifs ? Mais cela a un revers : c’est que l’on oublie ce que l’homme est capable de faire quand il est habité par la haine de "l’étrange étranger", pour paraphraser J. Kristeva. Cela n’a pas surgi de nulle part : il s’agit d’un long processus de légitimation qui conduit mécaniquement de la Nuit de Cristal à Auschwitz en Allemagne et au Vel d’Hiv, en France, voire à Pithiviers ou Drancy, en France.
Il faut regarder la vérité en face : voilà où conduit la xénophobie ambiante. C’est le message des morts aux générations futures, et il ne peut être ni banalisé ni relativisé. Il faut être inconsolable pour pouvoir dire "plus jamais cela". En tout cas, que résonnent toujours ces mots de Primo Levi :
« Vous qui vivez en toute quiétude (...), gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue. En vous couchant ou en vous levant. Répétez-le à vos enfants. »
Nous savons qu’il fait déjà sombre.
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5. La droite allemande fait tomber le mur à Berlin
Sur fond d'agressions de Syriens et d'Afghans contre des citoyens allemands, d'une récession produite par la crise du modèle allemand et de la peur qu'inspire D. Trump avec sa hausse des droits de douane. L'extrême droite nationale populiste devient, dans les sondages, la deuxième formation en vue des élections du 23 février. Elle est entre 19 et 22 %, alors que la CDU-CSU est à 31 %. Cette percée a produit son premier effet avec le vote, le 29 janvier, pour la première fois depuis la 2ᵉ Guerre mondiale, d'une motion commune au parlement entre la droite et l'extrême droite. Le mur de Berlin face à l'extrême droite est tombé. Le sujet est bien sûr l'immigration, qui devient le trait d'union de toutes les droites en Europe. Notons que, sans l'abstention des rouges-bruns du parti Bündnis issu de Die Linke de Sahra Wagenknecht, la motion aurait été repoussée. Et cette première a fait sortir A. Merkel de sa retraite, prenant exceptionnellement la parole pour critiquer cette capitulation de sa famille politique. Quelques jours auparavant, les 17 et 18 janvier à Berlin, s'étaient réunis, à l'invitation de la CDU-CSU, les chefs d'État de la droite européenne (PPE) en présence d'Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne et du même parti. Ils ont réaffirmé, dans ce séminaire, leur rupture avec la position humaniste de la démocratie chrétienne à propos de l'immigration. La présidente ayant d'ailleurs ouvert la porte à l'extrême droite italienne à la Commission. Ces petits renoncements électoraux ont commencé il y a 5 ans en Thuringe, à Erfurt (célèbre pour le programme de Gotha et Erfurt de F. Engels), par un rapprochement entre les libéraux, les conservateurs et l’extrême droite. Mais ici, c'est au parlement que la droite de F. Merz a donné la main à l'extrême droite, préfigurant ce qui me semblait impensable : une possible coalition ou un soutien parlementaire à une alliance CDU-Libéraux. Le 25 janvier, E. Musk est intervenu en visioconférence dans une réunion de l’AFD, glorifiant la nation allemande, déclarant dans une intervention extrêmement confuse et décousue avec cette référence lunaire : "Jules César était impressionné par l'organisation des Germaniques". Il faut être aveugle pour ne pas comprendre qu'après le rapprochement avec madame Meloni, le soutien à l'extrême droite anglaise contre les travaillistes, l'instrumentalisation des nationaux-populistes par l'administration Trump (E. Musk fait ce que Trump ne peut faire) a pour but de diviser les Européens, du front potentiel face aux États-Unis, et de défendre au passage les intérêts de l'homme le plus riche de la planète, par exemple sur X. Mais, profitant des circonstances, l'extrême droite est en passe de faire un pas décisif en Allemagne. Cela fait tache d'huile en Europe. H. Kickl, le leader de l'extrême droite autrichienne, tente de construire une coalition avec les conservateurs. L'ancienne éminence grise de Haider a fait du retour au vocabulaire de l'extrême droite des années 30 le cœur de sa propagande, et le "Chancelier du peuple", référence explicite à Hitler, est arrivé en tête. Ça se rapproche.
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6. La Relève
Chaque semaine, je fais le portrait d’une personnalité du PS dont je suis l’itinéraire avec intérêt, car il ou elle fera la nouvelle vague du PS. Après Hélène Geoffroy, Nicolas Mayer-Rossignol, Philippe Brun, Érika Bareigts, Jérôme Guedj, Valérie Rabault, Michaël Delafosse et Benoît Payan, aujourd’hui, c’est le tour de Lille, car les socialistes n’ont pas encore leur champion, mais si l’un d’entre les prétendants s’impose maintenant ou plus tard, alors à n’en pas douter, il sera dans la relève au PS.
Lille
Lille n’est pas seulement la capitale des Flandres. C’est la capitale du socialisme français. Perdre Lille pour le PS, c’est perdre le "Nord". Gagner, c’est faire du maire ou de la maire un pilier du nouveau Parti socialiste. Ce n’est pas la personnalité qui s’impose à la ville, mais la ville qui va imposer la personnalité à la France. La partie est redoutable, car il suffirait d’une alliance des écologistes, battus d’une poignée de voix lors des dernières municipales, et des Insoumis pour qu’ils aient la possibilité de planter le drapeau rouge et vert sur le beffroi.
Lille, qui n’est pas spécialement à gauche, a très souvent voulu un maire de gauche. Et elle l’a réélu de nombreuses fois. Sur les épaules du candidat reposera une véritable continuité historique. Depuis Gustave Delory (cela ne s’invente pas) du Parti Ouvrier Français, Roger Salengro, Alexandre Marie Desmoureaux, Charles Saint Venant, Denis Cordonnier, Augustin Laurent, puis Pierre Mauroy et Martine Aubry, une succession de maires a forgé la chaîne de l’histoire du socialisme.
Faut-il évoquer Paul Lafargue, député de Lille, fondateur avec Jules Guesde, puis Édouard Vaillant, du Parti Ouvrier Français, beau-frère de Marx ? Si l’on voulait, sans revenir à Salengro, comprendre l’apport des socialistes lillois, on soulignerait qu’Augustin Laurent était une figure incontournable de la SFIO dans son époque molletiste. Pierre Mauroy fit faire le tournant à celle-ci vers le nouveau Parti socialiste après 1968 et fut décisif avec un autre Lillois, Bernard Derosier, dans la victoire de François Mitterrand à Épinay, donc de la gauche en 1981.
Quant à Martine Aubry, elle redressa le PS après le conflit avec Ségolène Royal, prépara la victoire de François Hollande après le choc de l’éviction de Dominique Strauss-Kahn, et construisit une alliance de la gauche sans renoncer à l’identité des socialistes. Enfin, quoi qu’on en dise – j’en ai été le témoin – elle fut loyale au président Hollande malgré sa défaite à la primaire, tout en exerçant depuis un vrai magistère moral sur la gauche.
Mais être maire de Lille ne se résumerait pas à ce que firent ces derniers à gauche. Si Pierre Mauroy fut visionnaire pour sa ville, ce n’est pas lui faire injure que de dire qu’il n’était pas friand du suivi de ses belles intuitions. Martine Aubry sera les deux avec le soutien de son premier adjoint, le très regretté Pierre de Saintignon. Lille est aujourd’hui armée dans la compétition avec deux redoutables concurrentes, Bruxelles et Paris, pas seulement sur le terrain du football, mais sur le plan de la qualité de la vie, de la réhabilitation des quartiers, sur l’économie après les saignées des restructurations industrielles, mais aussi les défis du numérique, du sport, de la culture où "Martine" a donné à "sa" ville une aura particulière.
Elle a annoncé vouloir passer le témoin. Elle ne l’a pas encore confirmé. Elle souhaite sûrement, avant de se décider définitivement, lancer "Lille 3000". Ce n’est pas chose aisée que de baliser l’avenir. Faut-il lancer l’idée et partir ? Faut-il accompagner les premiers pas et assurer la transition ? Faut-il imposer une continuité ? Faut-il continuer ? On dit souvent Aubry hésitante. C’est mal la connaître. Jamais sur le but, mais toujours réfléchie sur le moyen de l’atteindre. On lui reproche son caractère. Elle est plus sympathique qu’on le dit, plus bienveillante qu’on le croit. On pense toujours que le caractère est une qualité pour un homme politique et un défaut pour une femme. En tout cas, il en faut pour mener à bien des projets et protéger la ville.
Il faut du panache pour une ville dont d’Artagnan fut le gouverneur. Elle n’en manque pas. Elle ne dit mot sur sa succession, et cette attente aiguise évidemment les supputations. Il suffit de peu de choses pour que les sachant qui ne savent rien en tirent des conclusions. Je dis toujours à ceux qui me sollicitent que l’on ne s’impose pas à un maire sortant. C’est une fonction où il faut mettre ses pas dans ceux de celui qui part quand c’est une succession, sinon on risque de tout désorganiser et, à la fin, de tout perdre.
Combien de fois des maires de droite ont préféré leur opposition à leur successeur ? Faut-il citer Raymond Barre pour Collomb à Lyon ou Robert Poujade pour Rebsamen à Dijon ? Combien de fois la tentation de s’imposer a conduit à tout faire imploser ? Faut-il citer Montpellier ou Marseille ? Il faut assurément avoir ses propres accents, mais ne pas faire des fautes de temps : c’est plus grave qu’en grammaire.
Je cite toujours aux impétrants cette anecdote de Clemenceau : un proche collaborateur du Tigre venant à décéder, un candidat à sa succession lui dit : "Je suis candidat à prendre sa place." "Entendu", lui répond Clemenceau, "Vous n’avez qu’à vous arranger avec les pompes funèbres."
Une succession réussie nécessite une "intelligence collective". C’est ce qu’a fini par comprendre Patrick Kanner, le très important président du groupe socialiste au Sénat, qui accepta, à contre-cœur, "Audrey" en deuxième position sur sa liste sénatoriale à la place de l’ancienne première fédérale, sénatrice sortante, la très avisée Martine Filleul, qui s’était imposée à Martine Aubry à ce poste. Comme Marc Dollez le fit face à Pierre Mauroy malgré le remarquable patron des socialistes du Nord de l’époque, Bernard Roman, puis il disparaîtra dans le mélenchonisme. Ou tout simplement Michel Delbarre, dont la presse faisait déjà un Premier ministre, voire un candidat à la Présidentielle, et qui dut laisser sa place à Martine Aubry avant de s’exiler avec réussite à Dunkerque.
Alors ? Alors ils sont trois à prétendre au combat : Roger Vicot, Audrey Linkenheld, Arnaud Délande. [...]
Je trouve à ce dernier des faux airs de Pierre Mauroy avec ses lunettes. Comme je trouve à Audrey un caractère bien trempé rappelant celui de Martine Aubry. Roger Vicot, longtemps proche de Martine Aubry, l’ancien maire de Lomme, fut très important dans la victoire d’Aubry en 2020 où cette ville, ayant fusionné avec Lille, fit la différence. Il est devenu député et, pour ce faire, Martine Aubry accepta la Nupes alors qu’elle n’en était sûrement pas tout à fait fan. Elle crut certainement que cette élection de député était un juste retour des choses qui ne présageait rien pour l’avenir. Il pensa sûrement que c’était un encouragement. Il s’avança pour s’imposer, elle refusa qu’on lui force la main. Il ne s’arrêta pas là. Elle non plus. Il compte sur les militants, il a des partisans. Elle ne dit mot, ce n’est pas pour autant qu’elle consent.
D’autant que la maire de Lille a toujours montré son désir de voir sa très compétente première adjointe, Audrey Linkenheld, jouer un rôle de premier plan. Elle a occupé tous les postes dans la ville. Elle y a réussi, personne ne le nie. Comme elle a été une parlementaire reconnue à l’Assemblée nationale lorsqu’elle était députée, par son travail particulièrement sur le logement. Mais on ne s’impose pas en politique sans une certaine poigne. C’est ce qu’on lui reprocherait. Et puis cette dernière refusa très longtemps le fauteuil de maire. Je n’ai jamais compris pourquoi. Elle devint donc sénatrice et s’éloigna du quotidien de la ville. La réorganisation de l’"équipe de Lille" semble avoir provoqué chez elle une nostalgie. Tant il est vrai qu’il faut parfois partir pour comprendre ce que l’on perd. Elle est aujourd’hui sur les rangs. Mais évidemment, qui va à la chasse perd sa place.
Martine Aubry a fait de son directeur de cabinet le premier adjoint. On loue son professionnalisme, son écoute, sa diplomatie. On chuchote qu’il serait en situation ou même qu’il n’a pas les épaules. C’est plutôt un bon signe. On disait déjà cela de Martine Aubry. Il dit ne rien demander et fera "ce qu’on décidera". Arnaud Délande semble attendre son heure. Martine Aubry a gardé le Beffroi dans une époque de reflux des socialistes dans tout le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, ancienne place forte du PS.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconquête avec de nouvelles figures prometteuses, déjà membres du bureau national du PS, comme Baptiste Ménard ou Sarah Kerrich Bernard. Les candidats ne seront pas trop de trois pour se lancer à la conquête du département, de la communauté urbaine ou de la région face à une droite divisée ou une extrême droite qui va être confrontée à son moment de vérité. Alors, un bon deal vaut toujours mieux qu’une mauvaise défaite. D’autant que celle-ci aurait une incidence fâcheuse sur le chemin de chacun dans les années à venir. Pierre Mauroy ne disait-il pas : "La crise n’est pas une maladie dont on ne peut sortir. Elle est comme une nouvelle naissance" (Lille, 1983).
Il faudra bien un candidat ou une candidate, puis s’unir pour l’emporter, car sans le maire de Lille, le PS ne serait plus tout à fait le PS, et il manquera à la relève un atout précieux.
La semaine prochaine : Mathieu Klein.
À dimanche prochain.