1042 Jours de Guerre en Europe
- À l'Est, du nouveau
- L’extrême droite, maître des horloges
- Un cessez-le-feu qui en appelle un autre
- Portrait de la relève au PS cette semaine : Hélène Geoffroy.
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1. À l'Est, du nouveau
La vague nationaliste provoque des carambolages historiques. Un nouveau mur s’érige en Europe de l’Est. Il est national-populiste et souvent pro-russe, une sorte de Russie brune anti-européenne. Alors que nous nous interrogeons sur les moyens de la guerre et de la paix en Ukraine, les Russes chevauchent la vague nationaliste pour retrouver leur influence sur l’Europe de l’Est : après les têtes de pont en Hongrie puis en Slovaquie, l’offensive pro-russe s’élargit partout. Roumanie, Bulgarie, Géorgie, Moldavie, etc.
Notre attention est requise par les avancées russes dans le Donbass et les menaces de désengagement de Trump. Mais nous ne voyons pas l’OPA poutinienne : la poussée russophile dans toute l’Europe de l’Est. La Roumanie d’abord, où le parti national-populiste et pro-russe de Călin Georgescu fait une percée inattendue à 22,94 % lors de l’élection présidentielle, éliminant la gauche sociale-démocrate du Premier ministre pro-européen M. Ciolacu et le Parti national libéral, qui s’effondre en perdant 16 points à 8,79 %.
Pour Georgescu, c’est le « réveil d’un peuple fatigué d’être humilié ». Sa campagne « Tic Toc » a pris pour cible « la politique de confrontation » avec la Russie, représentée par la présence sur le sol roumain du contingent français de 1000 hommes et l’installation du système antimissile américain.
Dans un pays ravagé par l’inflation, où un Roumain sur quatre est sous le seuil de pauvreté et vit avec moins de 155 € par mois, l’extrême droite cristallise le mécontentement. Le président, dans la Constitution roumaine, a peu de pouvoir, mais ce n’est pas le sujet. Poutine vient d’avancer un pion.
En Bulgarie, pour la septième fois en quelques années, il n’y a pas de majorité parlementaire. L’élection législative permet à l’ex-Premier ministre conservateur Boïko Borissov de sortir en tête. Son parti GERB obtient 26 % des voix, devant les libéraux pro-européens qui en ont 15 %. Mais c’est la percée du parti d’extrême droite pro-russe qui attire l’attention. Avec 13 %, Vazrazhdane a la capacité de s’unir avec les conservateurs, puisque les autres partis le refusent.
Le président de ce parti, Kostadin Kostadinov, mène campagne pour « un pays indépendant, sans influence étrangère », visant Bruxelles et Washington. Il s’enorgueillit d’avoir fait voter une loi « d’inspiration russe », dit-il, contre la « propagande LGBT+ ». Pendant ce temps, le Parti musulman (MDV) du magnat Delyan Peevski recueille 10 % des voix et refuse, ainsi que les pro-européens, de s’allier avec les conservateurs à cause de la corruption de ces derniers.
Des centaines de milliers de Bulgares ont envahi plusieurs fois les rues de Sofia pour protester contre des affaires de corruption. Voilà un gros caillou dans la chaussure de l’OTAN. Pendant ce temps, en Moldavie et en Géorgie, les pro-russes sont à la manœuvre.
Le leader géorgien Grigol Vashadze, un ancien proche du président Mikheïl Saakachvili, vient de déclarer : « Ce qui se passe est un coup d’État. Le Parlement est un parlement autoproclamé. » En effet, seuls les partis pro-russes ont participé à la séance inaugurale de l’Assemblée géorgienne.
Le parti Rêve Géorgien de l’oligarque Bidzina Ivanichvili fait le forcing pour faire basculer Tbilissi dans l’escarcelle de Moscou. Le Premier ministre Irakli Kobakhidze vient de déclarer que la demande d’adhésion à la Communauté européenne est repoussée à 2028, ce qui provoque d’immenses manifestations contre cette cage de fer qui se ferme.
Avez-vous entendu ou vu une seule protestation dans tout le champ politique français ? On étrangle un peuple favorable à Bruxelles dans le plus grand silence. Et personne ne dit rien.
Partout, l’Europe est sur le recul. Le Premier ministre slovaque, lui, se veut bravache : il se rendra à Moscou pour fêter l’Armée rouge. Franchement, comment tolère-t-on cette provocation noire, vu l’agression contre Kiev ?
Enfin, souvenons-nous que la Douma russe a commencé ce cycle avant même l’intervention en Ukraine, en travaillant sur la dénonciation de l’indépendance des pays baltes. Nous sommes confrontés à un travail de sape du magistère de l’Europe sur l’Europe de l’Est. Ce n’est pas le moindre des soucis européens.
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2. Le RN maître des horloges
La censure réclamée par Jean-Luc Mélenchon a contraint ses partenaires à le suivre. Il a non seulement pris le risque du chaos, mais mis le RN au centre du jeu. L'extrême droite, hier isolée par le Front républicain, est de ce fait mise en situation centrale.
Marine Le Pen triomphe à la une de toute la presse, faisant état, cinq colonnes à la une, des tentatives désespérées du Premier ministre de l’amadouer. Marine Le Pen a maintenant le choix des armes, quasiment sans contestation face à un exécutif réprouvé par l’opinion, sans élections avant six mois, sans critique du NFP qui ne sait s’il redoute ou espère le dénouement.
Marine Le Pen a le champ libre, moment rare en politique. Elle peut tout faire : ne pas décider la censure et se draper en « sauveuse responsable qui a évité le chaos », et ceci en ayant obtenu des marqueurs pour son électorat, excusez du peu. Elle peut ainsi tenir le gouvernement en laisse, usant et abusant d’un Barnier fatigué, humilié et, pour tout dire, dégoûté.
Avez-vous entendu Wauquiez, Attal, Édouard Philippe, François Bayrou monter en première ligne pour défendre le Premier ministre ? Seul Darmanin a parlé, lui demandant de céder. Il n’a plus comme réel soutien que les marchés, Bruxelles et même les agences de notation. Ils préfèrent que la France ait un budget plutôt que pas du tout.
Mais Marine Le Pen s’en moque et fixe au Premier ministre un ultimatum, comme à un vulgaire débiteur. Elle veut le contraindre à intégrer par petits bouts les provocations du RN. Elle cherche à produire ainsi, au sein des soutiens du Premier ministre, des tensions de plus en plus fortes pour les laminer en vue d’une dissolution ou d’une présidentielle.
Barnier me fait penser à ces gouvernements allemands des années 30 — Brüning, Papen, Schleicher — ne sachant comment juguler la crise économique avec leurs politiques restrictives, face à la montée du NSDAP d’Adolf Hitler et celle du KPD, le parti communiste allemand. Ils ont fini par paver le chemin des nationaux-socialistes sous le regard vaguement hagard et condescendant du président Hindenburg. Suivez mon regard.
Marine Le Pen peut aussi faire durer le débat pendant 15 jours : budget de la Sécurité sociale, vote sur l’exécution du précédent budget, budget de la nation… pour manifester, acter, ancrer son nouveau pouvoir et laisser en vie un gouvernement tenant sur une tête d’épingle en attendant l’heure de la pichenette.
Elle peut tout autant obtenir des concessions majeures, ce qui déchaînera la gauche et interrogera le pays. Puis déposer sa propre motion de censure sans voter celle de la gauche, gagnant sur tous les tableaux, fracassant le bloc central sans permettre au NFP de prétendre gouverner.
Elle peut, au final, décider de voter la censure de la gauche sous les hourras de LFI. On imagine la situation ubuesque du Parti socialiste, qui a misé ses faibles économies sur tous les tableaux : l’échec de la censure avec Mélenchon ou la chute de Barnier avec Le Pen, obligé de voter avec l’extrême droite à Paris alors qu’il refuse, au Parlement européen, une vice-présidence de la commission pour ces derniers.
Tout cela pour ce pari un peu fou esquissé par O. Faure dans La Dépêche de vendredi : un gouvernement Faure, soutenu de fait par Attal et Mélenchon. « Mélenchon devrait bien réfléchir avant de ne pas participer ou soutenir un gouvernement qui appliquerait une partie du programme de la gauche », répond-il à La Dépêche. Que ne l’eût-il dit pour B. Cazeneuve !
Et, en réponse à l’interview, je vous passe le tweet de Luc Broussy : « Faure, le mieux à même de rassembler à gauche sur une ligne ambitieuse et réformiste », pour ceux qui n’auraient pas compris la manœuvre.
On aurait pu rêver d’un PS dans la situation de Le Pen, tenant entre ses mains la destinée du pays. Mais bon, comme dit l’autre, on ne pleure pas sur le lait renversé, demain est un autre jour.
Marine Le Pen peut faire le choix de la crise de régime. Dans une situation où le président ne peut dissoudre et l’Assemblée s’accorder, c’est vers le président que la France va se tourner. Il suffit de voir « Glos Minet » Mélenchon saliver devant « Titi » Macron, pendant que ses soutiens en font l’un après l’autre le candidat naturel de la gauche, et qu’il esquisse lui le « moi ou Le Pen ».
Sachant que l’opinion est favorable à la démission du président à 69 % selon les sondages, l’agenda d’une présidentielle entre 20 et 40 jours après une démission pourrait correspondre à l’agenda judiciaire de la candidate du RN à la présidentielle, et même peser sur le verdict, au moins sur l’application immédiate de son inéligibilité.
Et puis, dans ce laps de temps si court, qui aura les 500 signatures ? Bref, Marine Le Pen décidera en fonction des événements et de ce qui lui sied le mieux. Sa décision sera politique et non à l’aune de concessions programmatiques.
Barnier tente de jouer l’opinion sous les applaudissements des commentateurs du « mainstream », alors que les sondages sont sans appel : la demande de censure majoritaire vient de prendre encore 3 points.
Nous assistons à ces scènes hallucinantes où les pires ennemis du RN spéculent maintenant sur sa responsabilité et lui suggèrent de « se muer en vraie femme d’État ». Les Échos lui suggèrent de ne pas rompre avec sa stratégie de banalisation, en ne suivant pas son électorat, qui, alléché par l’odeur du sang, souhaite majoritairement la censure.
La voilà au centre de toutes les attentions, de toutes les espérances et de toutes les supputations. Au Bowling, cela s’appelle un strike. Dans ce désastre politique, chacun a joué sa partition. La majorité sénatoriale de droite a chargé enfin la barque et imposé des mesures de rupture avec la gauche. Elle a nourri ainsi la censure voulue par Mélenchon. Les différents groupes composant le soutien à Barnier y ont été de leurs balises de détresse : Wauquiez avec les retraités, Attal avec la fiscalité des entreprises.
Le président de la République crédibilisa la tactique de Marine Le Pen, en assurant publiquement qu’elle allait censurer le Premier ministre. Furieux, ce dernier exigea un démenti officiel, qu’il obtint, ce qui mit le feu aux poudres. Il se précipita alors sur TF1 pour faire allégeance à Marine Le Pen.
Le triumvirat infernal de LFI – Mélenchon, Bompard, Panot – vous l’a assuré : « Mercredi, Barnier dégage. » Bref, chacun fit sa petite soupe dans son coin, pour paraphraser le général De Gaulle, et joua sa partition à l’aveugle, refusant de voir le jour d’après.
Les Anglo-Saxons ont un mot pour décrire cette situation : "unplugged", c’est-à-dire débranché. Du réel, en l’occurrence. De la situation financière, politique du pays et de son environnement, qui s’aggrave. Il nous faut quand même trouver 350 milliards d’euros sur les marchés, qui nous prêtent maintenant au taux de la Grèce.
L’Europe nous regarde d’un œil mauvais. L’Allemagne, en récession, n’a pas trop envie de nous aider. Nous sommes dans l'imminence d’une guerre commerciale. Le simple fait que Trump annonce des droits de douane pour le Mexique et le Canada fait dévisser la Bourse. Les actions de Stellantis s’effondrent, mais toutes les valeurs de l’automobile – Renault, Valeo, et aussi Volkswagen, BMW, Porsche, Mercedes, Daimler – sont à la baisse. À bon entendeur, salut.
Faut-il évoquer la guerre en Ukraine ? Faut-il évoquer, après le Sénégal, le Tchad qui chasse notre présence militaire, mettant fin à la présence française en Afrique, à part en Côte d’Ivoire ? Et la présence accrue de la Russie et de la Chine ?
La dégradation de la situation court, elle s’impose aux acteurs, qui ne font même plus mine de signer les événements, prisonniers volontaires qu’ils sont du bocal parlementaire où ils sont prêts à se battre. Ils s’insultent, s’invectivent sous le regard impavide du RN et effaré des Français.
Non seulement cette assemblée, issue d’un vote contre le RN, vient de faire de celui-ci le maître des horloges. Mais la gauche se retrouve piégée dans un pat politique, ce moment aux échecs où l’on ne peut plus jouer. Quant à la classe politique, elle n’est plus maîtresse de son destin : c’est le RN qui a la main.
Nous sommes possiblement sur le toboggan de la crise de régime, qui s’impose aux partis sans qu’ils l’eussent souhaitée et sans qu’elle soit souhaitable. Ou, tout du moins, dans un délitement complet de l’arc républicain qui va gripper la France pendant six mois.
La victoire symbolique du RN est la manifestation d’une crise politique qui devient crise de régime, alors que le pays traverse une crise budgétaire, sociale et identitaire. La dernière fois que la France a vécu un tel moment, c’était en 1958, après l’agonie de la IVe République.
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3. Un cessez-le-feu qui en appelle un autre
Benjamin Netanyahu et son cabinet de guerre ont accepté un cessez-le-feu de 60 jours avec le Hezbollah et le Liban, parrainé par les États-Unis, la France, et adoubé, qui en doute, par l’Iran dans les coulisses. C’est une bonne nouvelle pour les Libanais qui, quelles que soient leurs opinions vis-à-vis du Hezbollah, se voyaient quotidiennement secoués par les déflagrations, les enfants à jamais marqués par les bombes.
C’est tout autant heureux pour les populations chiites du pays, contraintes à l’exil pendant que leurs maisons étaient détruites. C’est une bonne nouvelle pour les habitants du nord d’Israël, qui vont pouvoir commencer à regagner leurs maisons.
Au fond, personne ne pouvait aller plus loin. Le Hezbollah, décapité, pourchassé, désarmé, se voyait contraint à une trêve. Il doit reculer de 30 km derrière le fleuve Litani. Ce n’est que la stricte application des résolutions des Nations unies, même si l’accord intervenu avec Israël ne stipule pas le désarmement total, contrairement aux dites résolutions.
Il est peu probable que la milice islamiste se relance rapidement dans un conflit armé avec Israël. Elle va tenter de se reconstruire avec l’aide de l’Iran. Elle sera encore plus dépendante de Téhéran qu’elle ne l’était par le passé. Et tout va dépendre maintenant des autres « partis » libanais, qui n’auront plus le prétexte de son armement pour accepter son joug.
Chacun peut craindre une guerre civile. Israël encourageait quotidiennement un soulèvement contre le Parti de Dieu, qui n’a pas eu lieu. Mais on ne peut exclure des règlements de comptes, des attentats ou même des confrontations. B. Netanyahu a obtenu plus de succès visibles avec le Hezbollah qu’avec le Hamas et Gaza.
Les assassinats ciblés, les éliminations par portables interposés, les bombardements millimétrés ont été plus « productifs » que l’horreur des destructions massives dues au pilonnage systématique de Gaza, face à un Hamas enterré dans ses galeries avec le bouclier humain des otages.
Le Hezbollah recule, le nord d’Israël est mieux sécurisé, l’armée va pouvoir se redéployer à Gaza et en Cisjordanie. Le Premier ministre israélien ne pouvait envahir le Liban et devait se contenter de brèves incursions. Cela aurait nécessité un investissement massif en soldats sur un terrain difficile. Des pertes évidentes face à des miliciens aguerris, dotés de missiles antichars clonés par les Iraniens sur ceux des Israéliens.
Enfin, il est probable que le message américain fut commun entre Biden et Trump pour « suggérer » de stopper les frais, d’autant que l’Iran mettait les pouces, ne souhaitant pas soutenir militairement à cette étape un front dans le sud Liban. L’Iran et le Hezbollah ont plutôt ouvert un autre front de préoccupations pour les « Occidentaux » en laissant le terrain quasiment sans combat à Alep, en Syrie, principalement au groupe dhijadiste sunnite « Hayat Tahrir al-Sham », qui a conquis un territoire équivalent à Gaza et qui risque d’être talibanisé.
Enfin, la demande de la CPI d’arrêter Netanyahu pour soupçons de crimes a peut-être joué psychologiquement son rôle. La preuve : Benjamin Netanyahu a exigé de la France, qui voulait son rond de serviette dans la supervision de l’accord, qu’elle décide de l’impunité du Premier ministre israélien face à la demande de la CPI. La France accepta, toute honte bue.
Tout milite donc pour un cessez-le-feu durable. La question posée à Netanyahu est maintenant : une trêve, pourquoi faire ?
Car la pauvre armée libanaise, malgré le dévouement et l’intégrité du général Joseph Aoun, probablement futur homme fort du Liban, n’a pas les moyens de désarmer le Hezbollah. Washington et Paris évoquent son nom comme président du Liban, mais le Hezbollah, recentré sur le pays, développe à son encontre la même argumentation que pour B. Gemayel en 1982 : « L’élection sur un char israélien », ce qui n’est pas de bon augure.
L’armée libanaise est soutenue à bout de bras par la France ou les États-Unis, et la FINUL, que Netanyahu ne porte pas dans son cœur, a des moyens limités.
Reste la question de Gaza où rien ne devrait s’opposer à un cessez-le-feu et au retour des otages. Si ce n’est, dans ce cas, la présence à nouveau de la presse internationale sur le terrain, et donc des révélations sur ce qui s’est réellement passé pendant ces derniers mois à Gaza. Il est certain que ceci risque d’être déflagratoire.
Il est peu probable que Netanyahu soit pressé que cela arrive. Et bien sûr, reste la Cisjordanie, promesse de campagne de Trump et but de guerre de l’extrême droite israélienne.
Le cessez-le-feu devrait en appeler un autre, mais cela est malheureusement peu probable.
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4. Portraits de la relève au PS cette semaine
Dans la perspective d’un Épinay 2, suite à un congrès gagné contre les pro-Mélenchon au PS, je commence une rubrique hebdomadaire sur la relève au PS. J’ai en tête une vingtaine de dirigeants que j’observe depuis 2017 et qui constitueront, à mon avis, la "nouvelle vague socialiste". Cette semaine : Hélène Geoffroy.
1/ Hélène Geoffroy, la « maire calme »
Que de chemin parcouru depuis le jour où, dans le salon de Patrick Menucci, en présence de Philippe Doucet, il nous annonce avec son accent inimitable : « Je crois que j’ai trouvé la perle rare. » Nous spéculions entre deux « canapés » bien arrosés sur qui pourrait porter un texte d’orientation dans le PS pour résister à son inexorable effacement.
Une femme, d’outre-mer, maire d’une ville populaire, et ancienne ministre, décidément, comme aiment à dire les socialistes quand ils sont en mal de concepts : « Elle coche toutes les cases. » Allait-elle accepter ? Elle ne fut pas longue à dire "Oui".
Il en fallut du courage, de l’abnégation pour affronter les lazzis, sarcasmes et quolibets des « sachants du PS ».
De fait, on raille sa voix, sa ville, son origine, son look, avec les férocités habituelles des hiérarques du Parti socialiste qui aiment à mi-voix décrier les autres, avec de bons mots enveloppés de l’acide du mépris.
Il faut de la détermination tranquille pour finir par briser le mur d’indifférence des médias qui n’aiment pas que l’on dérange leur échiquier dont ils connaissent toutes les pièces.
Les qualités d’Hélène Geoffroy « ne correspondent pas au désir évident de notre époque », pour paraphraser Stefan Zweig. On préfère aisément le bruit et la fureur qui enflamment la toile que le calme qui la calme. Le premier est à la merci de ses dérapages alors que le second est inébranlable et invente un leadership, dupe de rien, mais bienveillant envers tous.
Hélène Geoffroy prend donc la tête des naufragés de la culture de gouvernement où se retrouvèrent des militants et responsables de toutes sortes : rocardiens orphelins, hollandais de toutes nuances mais revanchards, cazeneuvistes attendant leur messie, les derniers des poperenistes, des jospinistes toujours vaillants, des amis de Dray, Le Foll ou les miens, jeunes ou vieux à la vie militante balafrée, couturée de tant de combats, unis par une seule idée : la "reconquista" de l’hégémonie perdue de la culture de gouvernement à gauche.
Ils décident de s’appeler « Debout les socialistes », ce qui peut sembler audacieux vu l’état du PS, mais se veulent en rupture avec la haine de soi et la rédemption par l’union.
Ils ne cèdent pas aux sirènes du macronisme, encore moins du mélenchonisme, et ne rejoignent pas ces retraités de la cause, nos « cireurs de divans », mécontents de tout entre deux zappings.
Ce courant "Geoffroy", car s’en est un, refuse la repentance socialiste pour ce qui fut fait et a la certitude qu’il faut une offre nouvelle pour ce qui est à faire.
Ils ont besoin d’une assurance tranquille, d’un calme à toute épreuve, d’une volonté de fer pour les unir. Ce fut « Hélène », comme ils disent.
« Le talent se forme dans la tempête », écrit Balzac, et Hélène Geoffroy fait un apprentissage accéléré.
Le sens politique de la maire de Vaulx-en-Velin apparaît petit à petit aux yeux des socialistes les plus sectaires. On avait oublié qu’elle avait arraché sa ville à Bernard Genin, du PCF, qui détenait la ville depuis le 13 mai 1929 ; oublié qu’elle gagna son canton à 34 ans ; oublié qu’elle a voté contre le projet de loi qui prévoyait la déchéance de nationalité ; oublié aussi sa résistance à la vague macroniste portée par le maire de Lyon, Gérard Collomb, qui s’y brûla les ailes mais emporta tout sur son passage, sauf quelques bastions dont celui d’Hélène Geoffroy.
Il devient le village d’Astérix en macronnie lyonnaise. Au fait, la voilà à nouveau assiégée par les Insoumis, qui ont obtenu grâce à O. Faure la circonscription commandant la ville en rétorsion à la candidature de F. Hollande en Corrèze, grâce au courant d’Hélène Geoffroy. Ça se passe comme cela aussi au PS.
Les LFI rêvent de la faire perdre et l’extrême droite, qui fait son siège, de l’emporter. Mais toute l’histoire de Vaulx-en-Velin n’est-elle pas celle de la lutte gagnée contre les inondations ?
Il est probable que sa thèse de doctorat à Polytechnique, Étude sur l’interaction roche/outil de forage, l’instruise de la résistance de la matière et de sa force d’inertie. Ce n’est pas inutile pour tenir. Et si le jardin secret de cette mère de famille est fait d’une passion pour la littérature, côté cour, elle ne se départit jamais de son cahier, notant chaque intervention, comme Jospin le faisait, en forme de respect de l’orateur, qu’il fût puissant ou sans grade. Là où chacun scrolle sur son portable avec « l’attention flottante », une marque distinctive en quelque sorte, qui en dit beaucoup.
Maire d’une des villes les plus pauvres de France – c’est sa priorité – ce n’est pas "East Brooklyn" dans les années 70, mais quand même. Elle sort petit à petit cette cité, qui ne faisait pas rêver, de son assignation à résidence. Elle fut aussi ministre de la Ville dans les gouvernements Valls II et Cazeneuve. Moins tape-à-l’œil que Bernard Tapie en son temps, mais plus efficace, "Hélène la discrète" impose sa marque.
Chacun lui reconnaît son expérience de terrain, contre les rodéos ou avec sa police municipale. Elle apaise une ville qui défraie hier la chronique par ses explosions que l’on n’appelait pas encore « émeutes urbaines », mais aussi par le lent et fastidieux travail de retisser le lien social et urbanistique.
Je pense que ces maires socialistes sont la marque social-démocrate et l’élément de base du renouveau de ce Parti socialiste. Tant il est vrai que le socialisme municipal, certes entamé, reste l’ADN de ce parti. Les nouveaux maires socialistes seront demain les agents d’une refondation, comme le fut en 1977 la vague municipale débouchée en 1971 et annonçant 1981.
Hélène Geoffroy, il est vrai, n’est pas parisienne. On lui reproche suffisamment de méconnaître ses codes, ses coteries, ses us et coutumes, et sa cour médiatique. Mais cela lui donne, comme beaucoup de provinciaux, une temporalité, un agenda, un recul qui n’est pas celui du chaudron parisien.
Les jeux d’appareils ne sont pas non plus sa tasse de thé, mais elle a vite compris qu’il faut en passer par là. Elle ne s’y consacre pas assez, faute de temps, mais chacun reconnaît qu’elle sut vite faire, sans se départir de ses convictions, sans coups bas ni cabales, surtout sans aucune agressivité dans un parti où l’on joue rapidement du « virilisme » quand il s’agit de sièges, de postes ou d’autres positions d’appareil. Ce « sport » occupe quand même une grande partie du cerveau disponible des socialistes. O. Faure reconnaît publiquement son calme et son principe de conviction, lors de l’accession de « Hélène » au poste convoité de présidente du parlement du Parti socialiste, le fameux conseil national. Et de fait, les socialistes qui étaient prêts à en venir aux mains après le congrès de Marseille, où ils furent au bord de la scission, se calmèrent sous sa présidence. "Star of PS is born".
Tout commence par un texte encore pataud pour le congrès de Villeurbanne, mais qui met sur la table le retrait stratégique du PS, son effacement. À la tribune dudit congrès, elle commence bille en tête par un « Croyons-nous en nous-mêmes », qui résume son propos et marque les socialistes.
J’avais souhaité pour la présidentielle une primaire. On préfère une désignation plébiscitée d’Anne Hidalgo. Ce qui n’empêche pas la percée d’Hélène Geoffroy avec 26,5 %. La première marche est crantée. Après avoir aidé Stéphane Le Foll pour la désignation interne à la présidentielle (je me suis retiré de cette primaire frelatée), elle soutient loyalement Anne Hidalgo, ce qui n’est pas le cas de Faure, qui a pourtant fait de la maire de Paris son bouclier pour gagner le Congrès. La campagne est épouvantable, le résultat tout autant.
Au lendemain de la Présidentielle, elle refuse la reddition du PS devant Mélenchon et se révèle aux yeux de tous les socialistes. Elle attire tout à coup l’attention de la presse. Elle combat avec courage, un peu seule, l’accord de la NUPES lors d’un conseil national resté dans toutes les mémoires socialistes.
Elle soutient, comme Carole Delga, les dissidents aux législatives. Elle est la « réfractaire » à la subordination au mélenchonisme. Elle propose même, pour ce faire, une motion commune à Carole Delga pour le congrès de Marseille, qui préfère deux motions pour ratisser plus large.
Entre ceux qui restent au PS grâce à la détermination d’Hélène Geoffroy contre Mélenchon et l’axe Nicolas Mayer Rossignol – Carole Delga – Anne Hidalgo, qui n’avaient pas rompu lors de la NUPES mais veulent maintenant le faire, le binôme de fait fonctionne au point de représenter 50 % du PS, du jamais vu face à un premier secrétaire sortant depuis le 69e Congrès de Metz de 1979.
Mais au congrès de Marseille, Hélène Geoffroy refuse d’intégrer un quatuor de direction parce qu’il laisse à penser que l’accord se fait sur l’orientation pro-NUPES d’O. Faure. Elle est claire devant les congressistes : « Nous avons été heurtés, meurtris par les prises de position de la direction nationale depuis 5 ans. Notre parti s’est successivement effacé derrière Place Publique puis LFI, abandonnant notre candidate à la présidentielle. »
Cette mise au point sans ambiguïté ne l’empêche pas de gagner au passage la présidence de la FNESER, au bord du dépôt de bilan, et la présidence du conseil national. C’est la deuxième marche dans le chemin interne au PS. Elle n’est pas pour rien, comme les amis de NMR, dans le léger pas de côté de Faure vis-à-vis de la NUPES, où ce dernier proclame le « moratoire » de la NUPES pour mieux y rester.
Elle milite d’emblée pour la candidature autonome du PS aux Européennes, alors qu’O. Faure tente jusqu’au bout de voir si une liste de la NUPES n’est pas possible. Il est vrai que le refus de Mélenchon de condamner les émeutes de banlieue et son refus de condamner le terrorisme du Hamas le 7 octobre dessille de nombreux inconditionnels.
Le succès relatif de la liste Glucksmann, qui devance largement LFI, confirme le pronostic des opposants à Faure sur la possibilité d’une autonomie du PS. Elle envisage et souhaite une union de la gauche autour du PS et de Glucksmann, que ce dernier ne sait honorer vu la précipitation du PS et des écologistes dans les bras de Jean-Luc Mélenchon.
Elle constate devant les siens que la voie des candidatures dissidentes est bouchée par le risque de l’accession aux responsabilités de l’extrême droite. Hélène Geoffroy et ses amis optent pour l’union de la gauche au 1er tour, pour le front républicain au second tour, ce qui n’enchante guère, au début, les dirigeants du Nouveau Front Populaire, d’autant qu’elle ne nourrit aucune illusion sur le programme très mélenchonisé de ce cartel des gauches.
Après des députés européens, des sénateurs, le courant DSL obtient une petite dizaine de députés. Elle est maintenant incontournable. Elle le fait sentir en juillet 2024, menant une charge décisive contre les palinodies autour de la désignation du Premier ministre.
Elle propose qu’O. Faure s’avance sans succès pour ce poste. Elle tempête contre l’accord sur la désignation de Lucie Castets, même pas voté par les parlementaires du NFP. Mais surtout, elle tente d’obtenir que le PS ne déclare pas a priori de motion de censure contre B. Cazeneuve. Nicolas Mayer Rossignol pense la même chose : le rapprochement devient possible pour un congrès du PS, au moment où des cadres du courant O. Faure — B. Vallaud, K. Bouamrane, P. Brun, J. Guedj, B. Payant, L. Carvounas, etc. — s’en détachent.
C’est la dernière étape pour la patronne du TO1 (texte d’orientation no 1), comme on les appelle, en vue d’une nouvelle direction au PS, puis du rassemblement de tous les socialistes épars dans un nouveau PS, comme F. Mitterrand a pu le faire à Épinay.
Le fil de la continuité de la culture de gouvernement, incarné par H. Geoffroy et ses amis, puis avec ceux de Nicolas Mayer Rossignol, est en passe de redevenir central au PS. C’est la fin de la première époque. Elle aura duré plus de six ans. Nul doute que la patronne de Debout les socialistes n’a toujours pas envie de se coucher, d’autant que maintenant il lui faut imposer un candidat d’un nouveau PS à la présidentielle.
2/ Dimanche prochain : prtrait de Nicolas Mayer-Rossignol.
A dimanche prochain !