Le discours du 31 décembre 2018 du président de la République et la provocation-mobilisation d’Éric Drouet ont planté le décor du début d’année. Emmanuel Macron a décidé de s’enfermer dans le donjon du premier tour de la présidentielle ; de la même façon que Sarkozy, affaibli, décida le 30 juillet 2010, avec son discours de Grenoble sur l’identité, de reprendre pied.

Emmanuel Macron s’adressa à ceux qui firent son succès au premier tour de la présidentielle : la fermeté et la dénonciation, d’abord, la réaffirmation du projet, ensuite, la dilution des gilets jaunes dans le débat, enfin.

« Force restera à la loi » a dit avec énergie le président, peu habitué à ce registre martial, plutôt gaullien, couplant ce propos d’un « d’où parlez-vous ? » qui n’était pas tout à fait entendable ; et d’un « que dites-vous ? » qui ne l’était pas plus.

Car pour les gilets jaunes, les deux arguments étaient totalement réversibles. Mais le discours ne s’adressait pas à eux, ce qui est bien le problème. 

Nous sommes dans un double leurre ; Emmanuel Macron pense parler au nom de toute la République, les gilets jaunes se disent tout le peuple. La réalité est plus complexe ; Emmanuel Macron est un président de la République qui ne veut pas admettre qu’il a été élu dans des circonstances particulières. Ce qui rend son projet légitime mais discutable ; les gilets jaunes avec 5 millions de vues sur une vidéo, 350 000 manifestants au plus haut et 18% de Français se déclarant « gilets jaunes » ne sont qu’une partie du peuple de France. Ce qui rend leurs revendications discutables même si leur mouvement a sa légitimité propre.

François Mitterrand disait : on va au bout de son propre pouvoir. Ce qui veut dire que l’on va jusqu’au bout de sa propre logique.

Et si la politique est un art d’exécution sur la base de convictions, c’est aussi un rapport de force. Dans le moment présent, il s’exerce sans que l’on puisse dire comment il va se dénouer. 

Quant au fond, nous assistons à une double fuite en avant : l’une est en trompe l’œil dans la radicalité du projet et l’autre dans la radicalité de la violence.

Macron a déclaré : « croire à la France à condition de faire des réformes », sous-entendu l’adaptation libérale. Et son porte-parole Benjamin Griveaux a ajouté un brin auto satisfait : « nous devons aller plus loin dans le changement ».

Les Gilets jaunes ont, pour leur part, réduit leurs mots d’ordre au strict minimum : « démission de Macron, le RIC, samedi prochain on continue ».

On ne peut pas dire que l’on amorce un dialogue. Mais cela permet quand même de voir ou chacun veut aller. Emmanuel Macron veut couper le mouvement "GJ " de l’opinion, puis le couper en deux, entre les "haineux " et les « dialogueurs ». Les gilets jaunes, eux, appliquent le vieux slogan des « Mao-spontex » suite à 68. Les « Mao » proposaient le cycle provocation / répression /mobilisation. La violence, au-delà d’une certaine limite, se retourne contre l’État qui la dénonce.

Si le pays a une longue mémoire de violence révolutionnaire, s’il a l’expérience des mouvements violents - Croix-de-feu des années 30, 1947 contre Ridgway la peste, les manifestations contre le PCF en 56, ceux du FLN et du MNA, des mineurs en 63, de 68, contre Ordre nouveau, jusqu’au saccage du bureau de Dominique Voynet par les paysans et les chasseurs - à un moment donné le pays estime, a juste raison, qu’il faut une issue, comme par exemple le recul de De Gaulle en 1963 ou les accords de Matignon en 1968. Notons au passage que le MEDEF se fait tout petit ; son nom n’est jamais prononcé.

Emmanuel Macron pense que, isoler, dialoguer, puis voter est la martingale pour sortir par le haut. Les Gilets jaunes, eux, pensent que la violence isole le pouvoir et qu’il finira par partir.

Emmanuel Macron fait un pari hasardeux, car si les manifestations dégénèrent dans une violence pour le moins contestable, celle-ci est lointaine, médiatisée, pour ainsi dire ritualisée. Et donc 55% de l’opinion soutiennent les manifestants. 

Quant au grand débat, c’est la victime collatérale de ce moment. Les gilets jaunes ne viendront pas ou peu. Mais les forces politiques vont s’en emparer. Déjà le CESE qui a organisé un premier débat nous dit que la première revendication est la remise en cause de la loi Taubira pour le mariage pour tous.

Le pari d'Emmanuel Macron acron et des gilets Jaunes

Emmanuel Macron pensait que le débat lui permettrait de déboucher sur le référendum à questions multiples. Ce qui lui permettrait d’imposer sa réforme constitutionnelle ; pendant 3 mois le débat, puis le vote sur le référendum ou le référendum tout court. Avantages : pas de débat sur les élections européennes, et celles-ci seront illisibles après un référendum réussi, puis le retour aux réformes promises. 

Mais ce pari est déjà à l’eau. Drouet l’a plombé par son arrestation. Il a induit un regain de mobilisation qui a débouché sur la violence. Et la lettre de cadrage du président sur le débat va tomber à plat, alors qu’elle était censée être la clé. 

Les Gilets jaunes ont déjà obtenu plus de 10 milliards par une soirée de violence. Ils sont au centre de tout, perturbent tout, absorbent tout depuis 7 semaines jusqu’à la nausée. 

Un mouvement qui dure est un mouvement qui se durcit. Un mouvement qui se durcit est un mouvement qui se fractionne. 

Les boucles Facebook sont autant de factions.  Et la multiplication des factions permet tous les délires et l’émergence d’un populisme d’extrême-droite, jusque-là plus ou moins contenue.

Quant à la démission d’Emmanuel Macron, elle nécessiterait un mouvement de masse, donc une stratégie unitaire que les gilets jaunes réprouvent. Le mot d’ordre ni Macron ni personne d’autre...résume la stratégie.

Nous sommes dans l’impasse et la confusion ; un pouvoir incapable de trouver le chemin de la réconciliation nationale ; un mouvement social incapable de trouver le chemin de la convergence sociale. 

Les uns enfermés dans le refus des corps intermédiaires, les autres claquemurés dans leur sécession, pour reprendre le mot d’Axel Kahn. Lentement, la France va se désagréger sous une apparente stabilité. 

Lorsque le haut ne peut plus et une partie du bas ne veut pas, c’est précisément aux corps intermédiaires de prendre les choses en main. 

Les présidents de région ont par exemple une chance historique de changer la donne institutionnelle française. Les syndicats ont les moyens d’imposer un autre cours. Quant à l’Assemblée nationale, la question de l’émancipation de l’exécutif est posée. Sans parler des partis politiques qui comptent étrangement les points.

Il est temps de sortir de la torpeur car ça sent mauvais.