Par Michel Revol EXTRAITS.
Jean-Christophe Cambadélis raconte cinquante ans de la vie politique française, dont il a été un observateur, et un acteur, de premier plan.

On l'attendait avec pas mal d'impatience. Jean-Christophe Cambadélis a tout connu, tout vécu de l'histoire de la gauche. Il a navigué dans les arcanes du trotskysme, participé aux combines du PS, combattu les communistes, soutenu DSK dans son envie d'accéder à l'Élysée, surveillé d'un oeil suspicieux la montée de Macron. L'ex-premier secrétaire du PS, plus attiré par ce poste qu'un maroquin ministériel, raconte un demi-siècle de souvenirs dans un livre dense, passionnant, truffé d'anecdotes et de considérations politiques et géopolitiques.


Il jette un oeil vif sur l'évolution de la vie politique française depuis le début des années 1970, quand il faisait le coup de poing à la fac de Nanterre et dans les rues de Paris, jusqu'à la lente décrépitude du parti de François Mitterrand, qu'il a accompagné depuis les premiers jours. Le « chat », l'un de ses surnoms acquis après une chute sans heurts du troisième étage à 6 ans, a toujours su retomber sur ses pattes. Il nous emmène dans une balade vivifiante où l'on croise les jeunes Julien Dray, Jean-Luc Mélenchon, Dominique Strauss-Kahn et tous ces personnages qui ont marqué cinquante ans de vie politique à gauche.

Hier, aujourd'hui et demain. Une vie politique dans le roman de la gauche, VA Éditions, 283 pages


2011, les hésitations de DSK


La première secrétaire [Martine Aubry, NDLR] s'inquiète en outre de la distance dont fait preuve Dominique Strauss-Kahn. Le directeur du FMI est bel et bien traversé par un doute sur sa candidature. Faut-il quitter le Fonds monétaire international ? Le jeu français en vaut-il la peine ? Les questions se bousculent. Il plaisante sur sa villégiature planétaire. Martine Aubry sent son hésitation, elle la voit et se fait insistante. Elle lui demande d'accélérer sa préparation [...], de reprendre en main son propre courant. Elle exige, elle tempête, elle l'appelle de très nombreuses fois, elle le tire même de réunions internationales. Il renâcle. Cette pression pour mettre sa famille en bon ordre en vue de la présidentielle de 2012 provoque chez lui une distance. Il hésite à plonger dans la mêlée. À ceux qui, comme moi, tentent de calmer les choses et disent que Dominique finira par venir, Martine Aubry répond vertement : « Tu n'en sais rien, il n'a pas envie. »


Dominique Strauss-Kahn me confesse qu'il supporte mal cette pression de chaque instant. Nous décidons de monter d'un cran sans pour autant nous dévoiler. J'organise à l'Assemblée nationale une réunion hebdomadaire de tous ceux qui comptent dans le PS. Même les plus proches de François Hollande y participent. Dans la plus grande discrétion, DSK rencontre également l'ancien premier secrétaire à Paris. Dans ce tête-à-tête, Hollande lui dit carrément être sûr de le battre lors d'une primaire. Lorsque Strauss-Kahn lui laisse entendre qu'il peut ou va être candidat, François Hollande lui rétorque : « Je ne suis pas un irresponsable. » Le possible candidat m'interroge sur le sens de cette formule sibylline. Ma réponse le laisse perplexe : « Rien, il ne t'a rien dit, il a acheté du temps. »


Hollande, le « conducteur de scooter »


Bien avant que les vicissitudes de la vie le conduisent à être surpris sur son destrier lors d'une escapade pour rejoindre une amoureuse à deux pas de l'Élysée, j'avais utilisé à son sujet cette expression, un peu méchante, il est vrai : « François Hollande est un conducteur de scooter. » Il conduit seul dans le flot de la circulation politique. Il se faufile dans les embouteillages, ne transporte personne sur son porte-bagages, guidé par sa seule volonté. On a tort de le considérer comme un faible. Il plie, mais ne rompt pas. Il plie souvent, certes, mais il ne se casse jamais. Il sait seulement, à un point inouï, mesurer les points de rupture. On se trompe en croyant qu'il n'a aucune détermination. C'est, à l'inverse, sa principale qualité, qu'il sait parfaitement camoufler. On n'a vu que le président normal, ce qu'il a mis en avant pour mieux brouiller les cartes et triompher de deux personnalités qui n'avaient pas ce savoir-là : Nicolas Sarkozy et le prétendant Dominique Strauss-Kahn. Il n'a pas cherché à rivaliser avec eux, mais il s'est posé en instrument du destin pour des Français qui voulaient retrouver le fil du leur.
Je mesure toute cette détermination lorsque, le 11 janvier 2014, au lendemain d'une nuit épouvantable au cours de laquelle sa compagne Valérie Trierweiler, désespérée d'apprendre son infortune par voie de presse people, a tenté d'avaler des médicaments. La compagne du président de la République hospitalisée après un conflit conjugal dans les appartements mêmes de l'Élysée, il y a de quoi être chamboulé ou, à tout le moins, remué. Pour autant, le président me reçoit ce matin-là. Il n'a pas voulu annuler notre rendez-vous bien qu'il n'ait pas fermé l'oeil de la nuit. Il lutte visiblement contre le sommeil. Cette rencontre est incroyable. Lorsque le président s'endort au détour d'une phrase, voyant ses yeux se fermer et connaissant les raisons de son état, je hausse le ton pour qu'il reste avec moi. Néanmoins, il est là, sachant qu'un président ne s'appartient pas et ne doit rien céder aux apparences. Il revient dans la conversation avec pertinence et quelques absences. Par une parabole, dont je ne suis pas sûr qu'il en mesure alors tous les effets, il veut m'expliquer les raisons de sa rupture avec la politique de la demande et pourquoi il va annoncer dans une conférence de presse à venir son choix en faveur d'une politique de l'offre pour tenter de « juguler le chômage autant nécessaire à la France et aux Français que condition de [s]a réélection ». Ce changement de pied stratégique intervient au moment même d'un très grand changement dans sa vie personnelle.


Pourquoi Hollande laisse partir Macron


Dans ce « moment Juppé » [en 2016, Juppé est au sommet dans les sondages, NDLR], François Hollande réfléchit au moyen le plus efficace de le contrer. La meilleure idée qu'il trouve est de laisser Emmanuel Macron s'exprimer pour ringardiser le maire de Bordeaux. Avec François Hollande, pas de conciliabules, de réunions ou de stratégies mûrement élaborées. Il perçoit les penchants, les désirs de chacun et, si cela est nécessaire, les accompagne. C'est pour cette raison que, lorsque le jeune ministre de l'Économie Emmanuel Macron, passablement agacé par le Premier ministre, vient lui présenter son projet de construire une structure, il n'y voit aucun inconvénient.


L'« enfant » Macron


Cette nouvelle donne permet d'envisager une possibilité de l'emporter. Mais, entre-temps, Emmanuel Macron s'est échappé. Il était déjà le poil à gratter de la majorité. Chaque déclaration titillant la gauche sur ses sujets de prédilection, comme les 35 heures, provoquait des tensions dans le PS et toute la gauche, qui s'en donnait à coeur joie pour s'en offusquer. C'est après l'une de ses sorties lors d'une réunion des amis de Manuel Valls à Bordeaux que je m'ouvre auprès du président de la République de la situation inconfortable dans laquelle je me trouve. Je suis en effet contraint de commenter les propos d'un ministre qui prend soin, avec jubilation, de déposer des bombes à la porte de Solférino. François Hollande me dit : « Vois-le ! Tu verras, il est remarquablement intelligent, mais un peu naïf. »
Je rencontre « le naïf » après une énième provocation. Le rendez-vous a lieu à Bercy. Il m'accueille à la sortie de l'ascenseur, tout sourire et charme dehors. Le ministre est tactile. Des mains sans cesse en mouvement qui vous touchent, vous flattent, vous tâtent, pour ainsi dire vous palpent. Ce corps mobile est soutenu par une avalanche de mots, de phrases, de raisonnements elliptiques. Entre l'ascenseur et son bureau, nous sommes devenus amis depuis trente ans. Je l'observe aller et venir dans cette pièce. Je suis frappé par le fait qu'il ne me regarde pas. Il parle comme s'il cachait quelque chose. Mais quoi ? Tout à coup, je le vois : son regard est d'une terrible dureté malgré son bleuté. J'écrirai plus tard « le regard de Thatcher et le déhanché de Jackson », oui, ce mouvement qui est à la danse ce qu'est la chorégraphie hip-hop d'un Dance Day, un hip-hop électrique. Si c'était un cycliste, je le comparerais aisément à Julian Alaphilippe dans la dernière bosse, c'est un puncheur, moins à l'aise dans la montagne. C'est surtout un slalomeur. Le débat, les problèmes, les questions sont pour lui des portes à franchir le plus vite possible, même au prix de quelques fautes de carre. Dans son propos, il ne pense pas stratégie, mais deal, coup, tactique avec un incontestable savoir-faire. Celui, sans doute, d'un banquier d'affaires. L'action l'inspire, ou l'aspire. Il a la culture du résultat, de la gagne, propre à sa génération et aux décideurs.


[...]


Devant moi dans son bureau de Bercy, il s'assoit bizarrement, de profil. Il cache son regard tout en continuant à parler. Au fond, Emmanuel Macron est d'abord un acteur qui joue des rôles qu'il a étudiés avec soin. Il les interprète parfois avec brio, parfois en surjouant. Derrière ce paravent, il cherche quelque chose. Je tentais jusqu'alors de canaliser son ambition en lui fixant un horizon : aider François Hollande à être réélu en parlant à un électorat qui n'est pas le nôtre. Au cours de notre entretien, je comprends que ce n'est pas sa préoccupation première. Il me dit vouloir créer sa propre offre politique en bonne intelligence avec le Parti socialiste. J'évoque la possibilité qu'elle soit complémentaire à notre action de renouveau. Nous parlons élection, point de chute, il ne se voit pas parlementaire, sauf peut-être à Marseille. Il veut une grande collectivité locale, mais, lui dis-je, « pour cela il faut que tu te mettes derrière quelqu'un. Collomb à Lyon, par exemple ». Il n'en a cure. Il veut sa propre chanson de geste, une conquête, un trophée. Nous en restons là.


Concours de circonstances, j'ai rendez-vous avec François Hollande quelques heures plus tard. Je lui dis d'emblée : « Ton gars pense plus à lui qu'à toi. » « Je m'en porte garant, c'est un enfant », me répond-il.

 

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