Changer les loups par la mort et la belle chanson de Serge Reggiani raisonne dans ces temps de coronavirus. Oui, il s’agit de cela. La mort, elle conduit un milliard d’individus à être confinés chez eux.   

 

Les hommes avaient perdu le goût 

De vivre et se foutaient de tout

Leur mère, leur frangin, leurs nanas 

Pour eux c’était du cinéma (...).

Les loups, ououh ! ououououh !

Les loups sont entrés dans Paris

L’un par Issy, l’autre par Ivry (…)

Les loups sont sortis de Paris lorsque les hommes eurent retrouvé l’amour et la fraternité. »

Changer les loups par la mort et la belle chanson de Serge Reggiani raisonne dans ces temps de coronavirus.  

Oui, il s’agit de cela. La mort, elle conduit un milliard d’individus à être confinés chez eux. Non que la proportion des morts soit accablante au regard de la population mais sa réalité est là. Et les modélisations mathématiques, sur le nombre de morts sont effrayantes. Les chiffres exponentiels annoncés, jour après jour, rythment la danse macabre des plateaux télévisés. Nul ne peut y échapper, la mort est matin, midi et soir au menu de toutes les émissions. 

Le premier changement anthropologique est là. La mort de masse, celle des guerres est à nos portes. Elle rôde. Elle n’a pas de visage. Elle est invisible. Elle frappe, les plus âgés, les plus faibles, les déjà malades. 

Les baby-boomers ne l’avaient jamais connue. La génération sans guerre, celle du bonheur matériel et instantané, ne connaissait de la mort que les 20h annonçant les bombardements et la guerre sur d’autres continents. Les guerres de décolonisation étaient lointaines et les morts des soldats, même si l’OAS frappa la France. Le terrorisme et les années de plomb touchèrent l’Italie et, dans une moindre mesure, l’Allemagne. Le terrorisme endeuilla la France, mais on n’avait jamais connu ce que nous vivons aujourd'hui...

Le virus contamine les humains et leur nombre conduit à la mort faute de moyens pour les traiter : 600 par jour, puis 800…

La peste, la grippe espagnole, ces fléaux lointains qui enflammaient nos imaginaires ne nous semblent plus improbables. 

Le spectre de la mort provoque des réactions quasi millénaristes ou une insouciance très baba cool.

La mort fait irruption dans le quotidien des Français. Elle est l’objet même de l’actualité. Elle écrase tout et le contamine semble dans son antichambre. La mort hante le monde occidental et bientôt la planète. On est pris d’effroi en pensant à nos amis africains. L’Afrique est encore moins préparée que nous, encore moins équipée que nous. La catastrophe sanitaire guette ce continent.

C’est ce fait nouveau dans les sociétés hédonistes qui va marquer les mentalités. Tout le système mental, la culture de la modernité était construite sur la tenue à distance de la mort. Elle va revenir et matricer l’imaginaire de nos contemporains. Comment cela se traduira-t-il ? Une prise de conscience de l’intérêt général ?  L’impérieuse nécessité de faire de l’intégrité humaine le maître mot des temps nouveaux ? Les applaudissements, tous les soirs, qui saluent l’ensemble des personnels soignants, nous donnent à espérer. Et nos enfants se souviendront de ces fenêtres qui s’ouvrent à 20h00. Ces trois notes de musique qui disent nous sommes vivants grâce à eux. C’est un vrai moment d’espoir dans l’issue de cette crise sanitaire. Chaque soir la France rend hommage aux héros anonymes, aux héros invisibles. On imagine le 14 juillet avec les blouses blanches des médecins infirmiers, les chauffeurs livreurs, les caissières, les magasiniers, les agriculteurs, les pompiers, les policiers et pourquoi pas les journalistes, ceux qui étaient en première ligne descendant les Champs-Élysées.

Mais rien n’est sûr ! La recherche du bouc émissaire, le complotisme, voire l’esprit de vengeance pour mieux expulser angoisse peuvent saisir les populations traumatisées.

Le "plus jamais jaillira” de mille poitrines ! Mais comment il se traduira ? Tout dépendra du temps passé en confinement, du nombre de morts, de la lecture rétrospective des événements.  

Lorsqu’on lit dans le JDD que 60% des Français jugent mal l’action gouvernementale ou trouvent que le gouvernement n’a pas tout dit, on n’ose imaginer l’état de l’opinion 45 jours plus tard. 

Madame Buzyn a malheureusement mis, par amertume, le feu à la plaine.

Et revient en mémoire les déclarations du président Emmanuel Macron : « il ne faut pas sauf pour la population fragile modifier les habitudes de sortie » le 06/03, « allez au théâtre » le 07/03, la sortie sur les Champs-Élysées le 09/03 et le 11 mars, veille de son allocution du 12 « nous ne renoncerons à rien surtout pas à rire, chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concerts, aux fêtes de soir d’été ». 

La polémique sur les masques, celle sur l’emploi de la chloroquine, la réponse tardive de l’armée se délestant de son stock stratégique de masques, les coupes sombres dans les hôpitaux, la recherche, la situation dans les Ehpad.

Il est toujours facile de critiquer le passé avec les lunettes du jour. 

L’Europe faiblement touchée par le H1N1 ou le SRAS a baissé la garde pensant que c’était un problème marginal. Les recommandations de Michel Barnier après le H1N1 n’ont pas été mise en place.

Qui n’a pas dit que le coronavirus fait moins de morts que sur les routes en janvier ? Ou, le coronavirus a bon dos c’est bon pour les Chinois ?

Mais il est probable que ces polémiques seront instrumentalisées par certaines forces, surtout quand une ministre dit qu’elle avait prévenu. La plainte déposée par des médecins prospéra comme ce fut le cas pour le sang contaminé. Les commissions d’enquête parlementaires à l’Assemblée et au Sénat en feront tout autant.

L’aspiration à la protection, l’espoir d’un nouveau monde et victimes expiatoires vont s’entremêler. Il faut donc l’anticiper. 

Et tout cas ce retour du refoulé : la mort, structurera les temps à venir. Elle est possible ; elle peut revenir . Bienvenue dans le 21e siècle, le siècle de l’immatériel, des crises et des confinements et de la fin d’un monde pasteurisé.

Cette pandémie n’est pas la dernière. Nous aurons d’autres épisodes. D’abord parce que ce type de grippe mutera. Elle mute déjà. Ensuite parce que rien ne dit que des régimes voyous ou des terroristes ne chercheront pas à utiliser ce moyen pour se défendre ou attaquer. Toute la stratégie de dissuasion nucléaire est à revoir ou tout du moins à compléter. 

Un homme seul, infecté, peut contaminer la planète... 

Mais il y aura aussi les risques climatiques, les pluies acides, la pollution de l’eau, de l’air qui viendront régulièrement provoquer des crises sanitaires. Et, entre temps, les peuples seront sur le qui-vive. Ce qui va modifier beaucoup de choses.

Ces épisodes à répétition vont donc bousculer nos modes de vie et le rapport au temps. Et la démocratie, on le voit avec l'urgence sanitaire, mais aussi l'exigence des médecins, va être bousculée.  

Le confinement modifie totalement le mouvement frénétique de nos sociétés. Qui pouvait croire les 10 plus grandes puissances mondiales à l’arrêt ou quasiment ? 

Et pourtant, c’est le cas. Le temps, en situation de confinement ressemble aux montres molles de Dali. Le temps se dilate et l’inactivité produit un resserrement sur les liens familiaux. Certes, de nouvelles formes de convivialité émergent avec les apéros virtuels. Mais là encore, ils inaugurent une organisation sociale distanciée : explosion du télé travail, cours à distance vont modéliser d’autres relations sociales.

On est frappé par le fait que si la lecture des réseaux sociaux et l’envoi des traits d’humour est le passe-temps favori des confinés, les gens échangent peu. Combien de messages laissés sans réponses ?

Au-delà de la rétractation de l’espace social autour de la cellule familiale, c’est l’irruption du temps long dans le temps court de nos civilisations. Comment réagiront nos sociétés post-traumatiques ? 

Il est probable qu’au-delà d’un mois, voire 45 jours, les repères du temps court vont s’estomper. Et le retour à la « normale » se fera dans d’autres conditions. 

Dire que nous reprendrons nos activités comme hier, c’est nier le résultat du confinement de masse. Dire aussi que ceci n’aura qu’un impact marginal sur nos économies, est une autre manière de nier le réel. L’impact est d’abord financier : il est certain que le surplus de dettes va imprégner. Et la défiance rendra tout éventuel processus coopératif inefficace. Et il n’est pas avéré que la mécanique des marchés ne puisse se rétablir. Et dans le meilleur des cas, elle engendrera une atonie chronique. Ceci malgré l’injection massive de liquidités via la banque centrale. La décision de la Commission de suspendre le pacte de stabilité et de croissance qui est responsable des conditions financières de notre impréparation est une bonne chose. Mais il faudra trouver tout à fait autre chose dans la sortie de crise en Europe. L’Europe mise à mal dans solidarité : le dernier élément en date est la décision d’un Etat de piquer les masques destinés à l’Italie. Mais demain, la question de l’annulation de la dette va se poser et le soutien aux économies sera une impérieuse nécessité.  

Alors franchement le débat sur le niveau du budget européen est une pantalonnade au regard de ce que l’Europe traverse. 

C’est dans la solidarité d’après-guerre au virus que doit se refonder l’Europe. Sinon, pour le coup, le nationalisme l’emportera. Il y a des signes encourageants comme la décision du grand-duché du Luxembourg d’accueillir 19 de nos malades. Mais l’Europe joue son destin dans cette crise.

Les petites et moyennes entreprises dont les trésoreries étaient déjà tendues, après l’épisode des gilets jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites vont subir un choc frontal. L’État a prévu 300 milliards de garanties bancaires. C’est bien, mais faut-il encore que les banques prêtent. Et il faudra bien rembourser les prêts mais qui pourra dans une économie anémiée ? 

Le marché va subir un choc majeur que la consommation des ménages, elle-même impactée par la crise ou les mesures de chômage partiel, ne pourra tirer. Déjà le syndicat italien de la métallurgie appelle à la grève, refusant de travailler dans ces conditions ; chez nous dans combien de temps ? Au Japon les plans sociaux se multiplient ; chez nous dans combien de temps ?

Le chômage va repartir à la hausse. Les mouvements sociaux vont se déployer autour de l’emploi et des salaires.  Et on imagine mal les entreprises y répondre favorablement.  

Comment ne pas évoquer dans ce mouvement la situation des plus précaires de la société ? Ils sont dans le plus grand dénuement et vont payer un lourd tribut à la crise. Le mouvement associatif fait face avec les moyens du bord mais la situation est terrible. 

Là encore, un plan doit être élaboré. Il ne s’agit pas seulement de commenter les événements. Dire comme le président « l’État tient » ! C’est un peu insuffisant voire étonnant comme formule. L’État doit agir et anticiper, insuffler de l’espoir. L’État doit faire respecter les consignes de confinement mais ne pas oublier de dire que ce combat nous allons le gagner.

Le chef de guerre se distingue par son sens de l’anticipation. Sa capacité à penser la stratégie, d’imaginer la fin et d’insuffler aux hommes et aux femmes les sens du devoir et la nécessaire espérance dans le bleu du ciel après l’orage. 

Et nous, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Plus elle va durer, plus elle va poser d’autres questions, on évoque 12 à 18 mois pour venir définitivement à bout du virus. Nous allons être confronté au maintien de l’ordre par exemple.  

Il n’est certain là non plus que les quartiers populaires restent d’un calme olympien face aux difficultés, à la surchauffe sanitaires voire l’épouvantable choix de ceux qui seront choisis pour être ventilés. 

On imagine assez les conséquences dans ces quartiers d’une personne refoulée et décédée ou les difficultés pour le SAMU d’atteindre les patients.  

La question de l’ordre public va devenir une question face à la durée de la crise. Mais aussi dans la sortie de crise. Nos forces de police sont fatiguées et sans protection. Cela peut créer des difficultés. Et je n’évoque pas la situation dans les prisons où l’absence de sortie et de parloir va tendre le climat. 

L’alimentation peut tenir. Les réserves sont suffisantes. Mais la mise à l’arrêt des industries alimentaires de transformation va créer des tensions sur certains produits, ce qui ne sera pas sans conséquences maintenant ou demain.

Il ne faut pas commenter, il faut voir et prévoir. On se trompe parfois mais on est prêt. 

Dans la lettre Voyant, Rimbaud nous disait : il faut être voyant, voir l’invisible, entendre l’inouïe, dépasser l’apparence pour révéler l’inconnu. Le poète se fait voyant. Il voit le monde comme il n’a jamais été vu.  

La politique c’est aussi cela. Sinon elle ne sert à rien. On a voulu l’oublier, le nier, l’ignorer. Aujourd'hui, le temps de la technocratie qui administre les choses mais ne les anticipe pas est révolu.

 

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