Voici la tribune de Patrice Bergougnoux, Jean-Christophe Cambadelis et François Rebsamen : "Le monde change, la France aussi, dans les dix prochaines années, notre pays va connaître des changements d'échelles multiples :

- Changements démographiques avec un accroissement sensible de la part des seniors, dans une France plus peuplée et diversifiée ;

- Changements sociétaux avec le décrochage d'un nombre croissant de quartiers populaires et de secteurs ruraux confrontés au chômage de masse, à la fermeture des services publics, au départ des petits commerces et notamment en zone urbaine à la montée d'un islamisme radical et politique ;

- Changements des comportements et des phénomènes criminels liés au développement des bandes ou encore à l'utilisation par les malfaiteurs des ressorts de la mondialisation et des nouvelles technologies ;

- Enfin, changements consécutifs au séisme sanitaire, économique et social provoqué par la pandémie du Coronavirus survenue au premier semestre 2020 dont les effets se feront sentir jusque dans l'organisation de la sécurité.

« Les difficultés rencontrées par la police nationale s'amplifient, en particulier dans le domaine de la lutte contre l'insécurité quotidienne »

Ces changements sont autant de défis que doivent relever les pouvoirs publics tandis que l'exigence des citoyens d'une meilleure sécurité quotidienne se situe à un niveau jamais égalé, cela même quand 6 Français sur 10 se déclarent satisfaits de l'action de leur municipalité en matière de sécurité (cf. le baromètre "Fiducial de la sécurité", réalisé par Odoxa en janvier 2020). 61% d'entre eux estiment par ailleurs que les prérogatives du maire sont insuffisantes en matière de lutte contre l'insécurité ; 87% sont favorables à ce que les élus puissent avoir accès à la liste des fichés S dans leur commune.

La confiance retrouvée entre le maire et ses administrés sur les questions de sécurité reste cependant fragile tandis que les difficultés rencontrées par la police nationale s'amplifient, en particulier dans le domaine de la lutte contre l'insécurité quotidienne, depuis la suppression brutale de la police de proximité au bénéfice d'une sécurité fondée sur le chiffre et l' "intervention-répression", devenus l'alpha et l'oméga du métier au détriment d'une action appuyée sur le discernement et l'initiative. Les incidents survenus le 2 juin dernier à Paris nous offrent une nouvelle illustration des tensions existantes entre les policiers et une partie de la population. En tout état de cause, aujourd'hui pour être efficiente, toute démarche réformiste dans le domaine de la sécurité doit prendre en compte ces réalités.

De nombreuses actions ont été déployées au cours des dernières décennies pour améliorer les rapports des Français avec leur police.

« Faire de la prévention tant que possible et de la répression dès que nécessaire »

Pour mémoire, nous citerons "l'îlotage" impulsé par Gaston Defferre, les réflexions novatrices de Gilbert Bonnemaison, député de Seine-Saint-Denis et maire d'Epinay-sur-Seine qui ouvriront la voie aux politiques spécifiques en faveur des quartiers et la politique de la ville, la modernisation de la police nationale et l'action déterminante de Pierre Joxe dans le domaine de la formation et de l'éthique policière, ou encore le plan de rénovation urbaine de Jean-Louis Borloo qui permettra la réhabilitation de très nombreux quartiers populaires, sans oublier l'instauration par Jean-Pierre Chevènement de la police de proximité, "Polprox", dans le jargon policier, animée par la même volonté de placer le citoyen au cœur des préoccupations ; fondée sur une doctrine écrite et la refonte des services territoriaux et centraux des polices urbaines, cette nouvelle organisation, accueillie favorablement par les élus et la population, bénéficiera aux 468 circonscriptions de police de métropole et d'Outre-Mer.

Plus de 20.000 gradés et gardiens de la paix et adjoints de sécurité seront engagés dans cette vaste opération dont l'objectif était double : renforcer la confiance entre les citoyens et leur police par la présence régulière de policiers toujours affectés au même quartier et assurer une répression plus vigoureuse des actes de délinquance, autrement dit faire de la prévention tant que possible et de la répression dès que nécessaire.

Cette politique nourrie par le déploiement au niveau communal et/ou départemental des contrats locaux de sécurité (CLS) regroupaient les acteurs de la sécurité sous l'autorité du préfet, du procureur de la République et du maire. Elle était certainement perfectible mais elle donnait du sens à l'action des policiers et des gendarmes en même temps qu'elle favorisait le dialogue avec les citoyens. Cette politique fut malheureusement abandonnée en 2003 sans même faire l'objet d'une évaluation sérieuse.

« La politique du chiffre, mise en place en 2006, est pour une large part à l'origine du malaise policier »

Elle fut cassée au bénéfice d'une politique du chiffre et de l'"intervention-répression" aux effets désastreux, d'abord au sein même de la police mais aussi et surtout dans ses rapports avec la population, particulièrement la jeunesse.

Cette politique est pour une large part à l'origine du malaise policier qui sévit notamment dans les rangs de la sécurité publique. Cible privilégiée des  "policiers en colère", elle impose de faire du chiffre, de la "bâtonnite" - pour évoquer cette machine à produire des statistiques - alors qu'ils expriment le besoin d'un espace professionnel plus ouvert où il leur serait possible de prendre plus d'initiatives.

Le tout survenant dans une période où l'encadrement s'est effondré avec la réduction considérable des effectifs d'officiers et de  commissaires, qui affecte tous les services et fragilise l'ensemble de l'édifice policier.

Dans ce contexte, l'institution "police" est imprégnée, à tous les échelons, par la politique du chiffre instituée le 28 juillet 2006 par une instruction qui définit l'autorité comme un acte de management au service de la performance. 

« Il est nécessaire de mobiliser d'autres moyens que ceux de la police nationale »

Appelé à vérifier l'adéquation entre les objectifs fixés aux personnels et les moyens qui leur sont alloués, le contrôle de gestion se double d'une évaluation de l'activité de chaque fonctionnaire, évaluation qui conditionne l'avancement et le niveau des primes individuelles. Cette culture de la performance a, par ailleurs, parfois conduit à s'affranchir des règles éthiques du métier pour atteindre les objectifs et les quotas fixés.

Enfin, cette politique réduit considérablement les marges de manœuvre jusque-là reconnues aux policiers, rigidifiant ainsi leurs relations avec la population.

Tant que cette situation perdurera, le malaise dans la police nationale, particulièrement dans le corps des gradés et gardiens de la Paix persistera et le fossé avec la population continuera de se creuser.

Ces contraintes nécessitent de mobiliser d'autres moyens que ceux de la police nationale, jusqu'ici seule pourvoyeuse, en zone urbaine, des ressources nécessaires à la police de proximité, ce d'autant que les forces de police évoluent dans un contexte de mobilisation permanente liée à la menace terroriste toujours présente, à l'émergence d'une violence extrême lors des manifestations de voie publique et au renforcement de la protection des institutions et de la population en temps de crise.

A effectifs constants, la police nationale n'est pas, ou n'est plus, en situation d'assurer des missions supplémentaires, ce qui implique de faire appel à d'autres acteurs de la sécurité.

« Les polices municipales ont acquis les caractéristiques d'une police proche et à l'écoute des habitants »

Exerçant déjà de nombreuses tâches appréciées de la population (tranquillité et sécurité publiques, bon ordre, salubrité publique, police des funérailles et lieux de sépulture, police routière, police des foires et marchés, sécurité des manifestations, sportives, festives ou culturelles, etc.), les polices municipales ont acquis les caractéristiques d'une police proche et à l'écoute des habitants. 

Ces formations connaissent un développement croissant : déployées dans 4 500 communes, elles comptent 21 500 agents qui représentent 15% des effectifs de la police nationale. Leurs missions sont loin d'être uniformes, en effet elles dépendent directement du maire qui peut leur déléguer tout ou partie de ses prérogatives de police administrative (article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales) mais aussi du contexte institutionnel local. Ainsi dans les communes ou prévaut le régime de police d'Etat (article R. 2214-2 du CGCT), une partie des compétences du maire est exercée directement par le préfet. Il existe également des communes à régime dérogatoire (à Paris le pouvoir de police générale est exercé par le Préfet de Police de Paris et dans la petite couronne Parisienne, il exerce une partie encore plus importante des pouvoirs de police des maires).

Un signe fort pour plus d'efficacité dans le traitement des faits de délinquance, dont la répétition perturbe profondément la tranquillité des habitants de nos villes et de nos villages, consisterait à prendre acte de cette réalité et à confier aux polices municipales une partie des tâches de proximité actuellement dévolues de manière exclusive à la police nationale en engageant les dispositions législatives et réglementaires suivantes :

- Rendre obligatoire l'existence de polices municipales dans les communes ou groupes de communes au sein desquelles s'applique le régime de police d'Etat avec la définition d'un effectif de référence indexé sur la population et qui tiendrait compte des spécificités du territoire concerné ;

- Définir avec précision ce qui doit être le cœur de métier de la sécurité publique et a contrario les tâches des polices municipales. Il est désormais urgent de définir les fonctions de l'Etat c'est-à-dire celles auxquelles la police nationale doit se consacrer et où sa plus-value est requise pour garantir un cadre éthique, une efficacité opérationnelle et une légitimité sociale* que lui confèrent son statut ;

- Définir les missions qui seraient confiées et/ou partagées avec les polices municipales et organiser leur articulation fonctionnelle avec les services de police et de gendarmerie tant en matière de police judiciaire, au titre de laquelle les agents pourraient être habilités sous le contrôle des magistrats à effectuer des actes de police non coercitifs, qu'en matière de police administrative ;

- Accompagner ce dispositif par une série de mesures élevant le niveau de recrutement et la formation dispensée aux personnels et prévoyant un contrôle effectif de leur activité. La formation dispensée devrait permettre aux policiers municipaux d'accéder à la qualification "d'OPJ spécialisé". Enfin, afin de traiter les territoires de façon équitable, il conviendrait de fixer un effectif de référence pour chaque police municipale ou catégorie de police municipale ;

- Déterminer par la voie contractuelle, l'effort partagé entre l'Etat et la collectivité qui permettra, dans un cadre pluriannuel, d'assurer la mobilisation des moyens nécessaires (humains, matériels et financiers).

« L’enjeu est rien moins que de renforcer la cohésion sociale de notre pays et de favoriser le vivre-ensemble »

Ce projet ambitieux valoriserait les fonctions de policier et de gendarme dont les missions seraient recentrées sur leur cœur de métier. Pour leur part, les policiers municipaux se verraient offrir un rôle conforté par des responsabilités accrues et des perspectives renouvelées au sein du dispositif général de sécurité intérieure. 

Mais surtout, les mesures proposées permettraient de répondre à une aspiration essentielle de nos concitoyens, à savoir l'amélioration de leur sécurité quotidienne. L'enjeu est donc rien moins que de renforcer la cohésion sociale de notre pays et de favoriser le vivre-ensemble, ce dont nous avons plus que jamais besoin en ce temps de crise sanitaire, économique et sociale d'une ampleur inédite."

* Rapport sécurité Horizon 2025 - Juillet 2014 (partie 3 page 16).

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