ENTRETIEN. Alors que le PS se réunit en congrès, l’ancien premier secrétaire du parti Jean-Christophe Cambadélis est l’invité de notre grand entretien politique du week-end.

On a connu Jean-Christophe Cambadélis plus optimiste sur l’avenir de la France. L’ancien premier secrétaire du Parti socialiste entrevoit une « crise de régime rampante » que les sondages ne parviennent pas à saisir. Selon lui, Emmanuel Macron et Marine Le Pen auraient tort de considérer que la présidentielle se jouera entre eux. Cambadélis, faute d’une primaire au PS où il aurait tenté sa chance, se range derrière Anne Hidalgo – qui, pour obtenir l’investiture socialiste, doit encore passer par des modalités sur lesquelles les délégués PS devront trancher ce week-end pour se départager d’éventuels concurrents, comme le maire du Mans Stéphane Le Foll. Mais que le paysage est sombre pour la gauche… Une analyse à lire dans notre grand entretien politique du week-end.

Le Point : Nous sommes à sept mois de la présidentielle et pour l’instant, les sondages indiquent toujours que Marine Le Pen et Emmanuel Macron sont qualifiés au second tour. Qu’est-ce qui peut troubler ce face-à-face déjà vu en 2017 ?

Jean-Christophe Cambadélis : L’humeur des Français ! Sous le masque d’une apparente stabilité se cache la plus grande instabilité. La situation politique est plus volatile qu’on ne le dit, plus insaisissable qu’on le croit. La France se désespère. L’envie de rupture, de sécession, de protestation touche, quel que soit le sujet, un tiers des Français. L’abstentionnisme de masse se manifeste lors des élections. Une majorité de Français doutent de la démocratie et même des élections. Nous vivons une fracture démocratique qui est une crise de régime rampante. Les sondages sont incapables de mesurer cela. Ce fut le cas lors des régionales.

L’abstention, grand vainqueur alors ?

Elle est la marque de l’insatisfaction des Français vis-à-vis des offres politiques. C’est un retrait civique. Nous assistons, dans le même temps, à l’émergence d’un tiers protestataire quelle que soit la question posée par l’exécutif. Un tiers des Français sont dans l’hostilité, la rupture, la protestation, rejoignant cet autre tiers dans le retrait civique, l’abstention. Ce que nous voyons dans les sondages, c’est le tiers restant. Nous sous-estimons la grave crise de représentation que traverse notre pays. C’est une fracture démocratique. C’est cette donnée, peu mesurable, qui va modifier la donne. Ni Marine Le Pen ni Emmanuel Macron ne sont certains d’être au second tour. Il suffit d’une offre crédible à droite ou d’une dynamique inattendue à gauche. Et les Français s’engouffreront pour peu que l’on réponde à leurs questions. Sinon, ils se réfugieront dans l’abstention. Et comme en 2002, nul ne sait ce qui en sortira.

Tout de même, Emmanuel Macron, après avoir subi les Gilets jaunes et une pandémie mondiale, reste haut dans les sondages. Comment l’expliquez-vous ?

La victoire de Macron a produit un contresens. On a voulu voir une révolution là où il n’y avait qu’une déconstruction. Et la décomposition continue. Elle touche tous les partis politiques. Nos institutions sont construites pour en finir avec le régime des partis et sont bousculées, embouteillées par le régime des personnalités. Le trop-plein de candidats dit beaucoup de la crise de la représentation. Et le président n’échappera pas à ce mouvement qu’il a lui-même initié. La fin du bipartisme a libéré les populismes de toutes sortes qui étaient jusque-là contenus.


« Emmanuel Macron est protégé par les institutions. Il gouverne depuis ce donjon. »


Rien n’est venu se substituer à l’affaissement des partis de gouvernement. L’échec de LREM est un symptôme de l’isolement de l’exécutif. Emmanuel Macron est protégé par les institutions. C’est son rempart. Il gouverne depuis ce donjon avec le soutien sondagier d’une partie du cercle de la raison. Ces derniers ne voient pas d’alternative et ne veulent pas ajouter la crise à la crise. Mais le moment venu, le président sortant devra répondre à cette question : un deuxième quinquennat pour quoi faire ? Et là, Emmanuel Macron rentrera dans l’atmosphère terrestre, ce qui produit un certain échauffement. Il n’aura plus des supputations, mais des offres constituées sur la base des 500 signatures. Ce seront des alternatives. Il lui faudra lui aussi éviter de dévisser, de descendre trop bas au risque d’être éliminé au premier tour dans cette élection où tout est possible.

Éric Zemmour a déclaré : « Tout le monde sait que Marine Le Pen ne sera jamais présidente de la République. » Partagez-vous son opinion ?

Je continue. Nous assistons à une décomposition politique sans recomposition sur un nouvel axe. Marine Le Pen campe sur près de 20 % de l’électorat. Dévissera-t-elle sous les coups de boutoir de Zemmour, Dupont-Aignan et d’une droite unie et droitisée à cause du plafond de verre, de son incompétence, de la banalisation de ses propos dans un pays maintenant gagné au national-populisme ? Nous ne le savons pas. Mais si elle se maintient, alors la logique de la Ve République s’appliquera. Au premier tour, on choisit. Au second, on élimine. Et tout dépendra de l’autre qualifié.

Justement, Éric Zemmour, chroniqueur, polémiste, semble être le trouble-fête de cette campagne. Est-il, selon vous, le « presque » candidat ouvertement raciste de cette campagne ?

Éric Zemmour a été condamné en première instance pour discrimination raciale. Mais il n’a pas réitéré ces propos dans la pré-campagne présidentielle. Il ne se distingue en rien sur ce sujet d’un Steeve Briois, vice-président du Rassemblement national, qui va être jugé pour provocation publique à la discrimination. Briois a professé la priorité nationale dans l’attribution des logements sociaux. Marine Le Pen a elle-même indiqué qu’elle défendrait cette proposition dans la campagne et qu’elle attendait la justice d’un pied ferme. Il n’y a pas de différence qualitative, mais une compétition dans un même espace, aujourd’hui majoritaire, nationaliste, identitaire, plus ou moins xénophobe.

La hantise du métissage et du remplacement taraude une partie de la France, pendant que les mêmes sont consternés de voir la montée des violences urbaines, la perte de repères, la déconstruction républicaine. Ils sont, pour certains, hostiles à l’islam et aux musulmans. Ce national-populisme à l’œuvre dans de nombreux pays est électoralement majoritaire sur ces sujets, mais politiquement divisé.

Éric Zemmour est le voltigeur de ce camp, et il n’est pas seul. Il y a d’autres prétendants. Ils vont s’affronter dans la pré-campagne. Qui tirera son épingle du jeu ? N’oublions jamais que Jean-Pierre Chevènement, qui n’a rien à voir avec Éric Zemmour, fut testé en 2002 à 14 % avant de retomber dans les urnes à 5 %. Alors perturbateur ou rabatteur ? Et face à cette menace, il y en a d’autres. Les républicains – je ne parle pas de la droite mais des citoyens attachés aux principes de la République – vont-ils être évanescents ou fixer le terrain de la bataille de France ?

Qu’attendez-vous du congrès du PS de ce week-end dans un paysage où la gauche apparaît plus divisée que jamais avec les candidatures de Montebourg, Mélenchon, les Verts… ?

J’attends que la gauche responsable fixe l’enjeu de la décennie à venir, à savoir une République impartiale, un nouveau contrat social, une transformation écologique. J’attends une direction collective, quasiment un comité de salut public pour reformuler la gauche réaliste, refonder la gauche de gouvernement. J’attends une prise de conscience. La gauche est datée, divisée, radicalisée. À cette étape, elle ne peut espérer l’emporter. Pire, elle prend le risque d’être marginalisée aux législatives par ses querelles sur des postures d’hier. La gauche ne peut espérer revenir dans le cœur des Français sans avoir bâti une nouvelle offre et un minimum d’unité.


« Le temps de Podemos en Espagne, de Corbyn en Angleterre ou Mélenchon en France est révolu. »


J’attends la renaissance d’une gauche décomplexée vis-à-vis de la radicalité. La gauche profonde, la gauche électorale en a assez de cette course incessante derrière les radicalités de toutes sortes. Comme elle en a assez des concessions de toutes sortes avec le libéralisme économique et la fin de l’État social. La France a besoin d’une gauche responsable. Celle qui vient de se réinstaller au pouvoir dans les pays nordiques et qui est en passe de l’emporter en Allemagne après l’Espagne. Le temps de Die Linke en Allemagne, de Siryza en Grèce, de Podemos en Espagne, de Corbyn en Angleterre ou Mélenchon en France est révolu. Bernie Sanders s’est, avec intelligence, rangé derrière Joe Biden pour battre le populisme. J’attends donc que le PS se reformule et qu’il renoue avec l’espoir des lendemains qui chantent. Sinon la route sera très longue pour revenir.

Diriez-vous qu’Olivier Faure a été l’ultime fossoyeur du PS ?

Le dernier ? J’aurais été le précédent. Vous êtes dur ! (Rires). Depuis bien longtemps, depuis 2002 pour être exact, je plaide pour une refondation. Lorsque j’arrive à la direction du PS, il est bien tard. Nous adoptons un nouveau logiciel : la sociale-écologie. Nous faisons de bonnes régionales où nous nous retirons pour battre le FN. Nous sommes au cœur des manifestations « Nous sommes Charlie ». Nous battons les frondeurs au congrès de Poitiers. Et puis, c’est la déchéance de nationalité, la deuxième loi Travail, les « gauches irréconciliables » de Valls, les frondeurs qui déposent une motion de censure contre leur gouvernement. Le président Hollande ne se représente pas. Macron s’échappe et provoque une saignée militante et de dirigeants. La primaire d’un million de votants a débouché sur Benoît Hamon, lequel ne veut pas s’appuyer sur le PS et cherche l’électorat écolo-mouvementiste. C’est l’échec. Olivier Faure est d’abord l’héritier de cela. Cela n’excuse pas tout mais l’explique.

Anne Hidalgo est contestée par Stéphane Le Foll, qui n’obtient pas une primaire du PS. Sa revendication est-elle légitime ?

Il y a dix-huit mois, j’ai posé le problème ainsi : soit on se met tous derrière Anne Hidalgo, soit nous faisons une primaire en novembre ou décembre 2021 et j’en serais. On ne s’est pas mis derrière Anne Hidalgo, en tout cas pas tout de suite. On ne fera pas de primaire. Un autre calendrier a été préféré. Je le respecte. Anne Hidalgo s’avance. Je crois qu’il est nécessaire de faire gagner une gauche responsable qui défend l’intégrité humaine et une société décente. Il ne faut faire l’impasse ni sur le social ni sur l’écologie. Et aborder de façon républicaine, c’est-à-dire droits et devoirs, les questions qui taraudent les Français.

Partagez-vous la proposition d’Anne Hidalgo de doubler le salaire des enseignants ?

Qui peut prétendre que les enseignants sont bien payés en France ? Qui peut dire que la question salariale n’est pas à l’agenda de la présidentielle ? En tout cas, la gauche doit le faire. Ce n’est plus possible qu’une majorité de Français n’arrivent pas à vivre de leur salaire. La pauvreté et la grande pauvreté s’installent partout dans les villes, les campagnes, chez les étudiants et les retraités. Le ministre de l’Économie vante la croissance retrouvée. Alors il est temps que les salariés aient un juste retour de la croissance et de leurs efforts. Augmentons les salaires, réduisons les dividendes. J’ai proposé dans mon programme pour la gauche à la présidentielle une augmentation de 5 % du smic, une conférence salariale, une augmentation du point d’indice de la fonction publique. Et que l’on ne me dise pas, « ce n’est pas économiquement supportable ». C’est la vie d’une majorité de Français qui est insupportable !

Le PS avait, avec Carole Delga, la présidente d’Occitanie, une figure qui semble avoir réussi localement. Pourquoi n’est-elle pas candidate ?

Carole Delga veut réussir là où elle est. Comme de nombreux de nouveaux élus : Mathieu Klein à Nancy, Mathieu Hanotin à Saint-Denis, Michaël Delafosse à Montpellier, Karim Bouamrane à Saint-Ouen, etc. La relève est là. Elle va grandir.

On attendait aussi le retour de François Hollande, l’éclosion de Bernard Cazeneuve… Où sont-ils aujourd’hui ?

On ne les a pas sollicités, comme d’autres. Je le regrette. Je n’ai jamais fait dans le jeunisme. Le PS doit construire un nouveau cycle, je l’entends. Mais qui n’a pas de passé n’a pas d’avenir. Le PS n’a pas à rougir de ce qu’il a fait. Même s’il ne doit pas être aveugle sur les erreurs commises qui ne sont quand même pas des trahisons.


« Je forme le vœu que Montebourg n’aille pas au bout de sa démarche. Ce serait un naufrage.»


Le retour de Montebourg, qui passe du miel à la France, qu’est-ce que ça vous inspire ?

Lorsque j’ai lu sous sa plume qu’il plaidait pour la préférence nationale et la glèbe, j’ai été épouvanté. 

Je forme le vœu qu’il n’aille pas au bout de cette démarche. Ce serait un naufrage.

Revenons sur la primaire écologiste : Sandrine Rousseau a suscité de vifs débats avec un positionnement « éco-féministe ». Qu’est-ce que cela dit de notre vie politique ?

La question écologique ne me choque pas ; la question du féminisme encore moins. Je ne suis pas trop fan d’accoler les deux pour en faire un discriminant. Mais ce qui me préoccupe, c’est l’idée que l’urgence écologique conduise madame Rousseau à une radicalité telle qu’elle envisage de se passer de la gauche, voire du consentement des Français pour y faire face. Elle exerce d’ailleurs une certaine attraction sur cette thèse dans la primaire, contraignant tout le monde à radicaliser son discours, éloignant les écologistes d’une écologie de gouvernement.

Je suis pour l’écologie inclusive. On n’imposera rien par la force, mais par la transition. Je suis sidéré de voir brandir la décroissance comme perspective politique. La désindustrialisation de la France est un problème majeur qui frappe une majorité de Français. C’est le cœur et la raison de la souffrance sociale. Quant à l’idée de tenir en lisière de l’action publique la laïcité, la sécurité, l’identité républicaine, voire l’immigration, je ne vois pas comment cette logique l’emporte dans la France d’aujourd’hui et chez les Français d’aujourd’hui.

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