ENTRETIEN. Conséquences du coronavirus, couple Macron-Philippe, virage écolo... Jean-Christophe Cambadélis, l'ancien patron du PS, se confie au « Point ». Par Emmanuel Berretta
Retiré de la vie politique, mais toujours actif dans l'analyse politique, Jean-Christophe Cambadélis est cette semaine notre invité du grand entretien du week-end. L'ancien patron du PS, proche de Dominique Strauss-Kahn, constate la faillite de l'État central dans la gestion de la crise et entrevoit la volonté du président Macron de relancer le pays autour d'un « green deal » (pacte écologique) rooseveltien. Le « Macron nouveau » peut-il rebondir après la catastrophe ? Ce virage sonne-t-il le glas du couple Macron-Philippe ? Les réponses de Jean-Christophe Cambadélis.
Le Point : Quand Édouard Philippe redoute « l'écroulement » du pays, Emmanuel Macron refuse d'employer les « grands mots » et préfère parler de « choc massif ». Est-ce simplement une différence sémantique entre les deux têtes de l'exécutif face à cette crise ?
Jean-Christophe Cambadélis : Au-delà de la crise sanitaire qui a bouleversé la France et la récession économique dévastatrice qui vient, c'est la faillite de l'État jacobin qui s'impose aux deux têtes de l'exécutif. Un État imprévoyant : masques, tests, lits, respirateurs. Il s'agit là de l'aspect sanitaire d'une misère d'ensemble. Un État omnipotent : la bureaucratisation a atteint des sommets courtelinesques. Il suffit de voir la circulaire hallucinante du ministre de l'Éducation nationale pour la réouverture des écoles et les lourdeurs administratives dans tous les domaines. Un État impécunieux : ce sont les régions qui font les fins de mois de l'État, les municipalités qui gèrent au plus près des citoyens et les grandes enseignes qui vont suppléer le manque de masques.
Tout commence par là : rebâtir un nouveau compromis historique entre l'État jacobin et les collectivités locales. Sinon la France ne pourra affronter le choc économique qui vient. Et il est, oui, possible que nous nous effondrions. Michel Debré en 1958 avait mis sur pied la commission Rueff. Elle avait préparé la France aux Trentes Glorieuses. C'est une tâche de cette ampleur qui nous incombe pour préparer la France à une société post-carbone numérique et décente. C'est la toile de fond de la fin de cycle Macron-Philippe. Pour le reste, Édouard Philippe joue le moment comme Chirac face à Giscard. Il induit la catastrophe imminente et le peu de moyens pour y faire face. Et Emmanuel Macron a hâte de se lancer dans une nouvelle aventure autour d'un green deal français.
Une partie de ses troupes, celle venue de la gauche, est sur le point de quitter le groupe LREM à l'Assemblée nationale...
La perte de la majorité absolue pour Macron avec la création d'un groupe parlementaire autonome et plutôt hostile à Edouard Philippe va accentuer cette tentation d'une nouvelle aventure.
Dans toute crise, des personnages émergent. Que représente le professeur Raoult ?
Raoult est la nouvelle figure emblématique de la contestation des élites, du parisianisme, des appareils d'État verticaux. Il s'agit de la manifestation sanitaire de ce qu'ont déjà dit les Gilets jaunes. C'est ce qui me renforce dans l'idée de changer le paradigme France-État jacobin. Le peuple ne supporte plus le monarque républicain, sa cour et ses affidés. Tout autant que les politiques libérales qui lui sont imposées depuis des années. On ne doit pas prendre Raoult pour ce qu'il dit, mais ce pour quoi il est devenu le nouveau Robin des bois de la médecine.
Le confinement en France s'est caractérisé par des interdictions brutes : plages interdites, festivals annulés tout l'été, impossibilité de faire du sport au-delà d'un rayon d'un kilomètre. Toutes ces mesures étaient-elles indispensables pour lutter contre la propagation du virus ?
Rien ne change depuis la décision unilatérale de passer à 80 km/h sur tout le territoire. C'est typique d'un État jacobin dont le cœur est Bercy et la haute administration. Cet État ne sait pas faire du sur-mesure. Il impose son prêt-à-porter. Il étouffe l'inventivité des Français, stérilise l'initiative et infantilise tout le monde. La France était fière, à juste titre, de son État. Elle se réveille avec un État qui ne marche pas malgré l'extraordinaire dévouement des fonctionnaires. Tout est bureaucratisé. Il ne s'agit pas d'un problème de périmètre de la puissance publique. Mais de la chaîne de commandement obscure, tatillonne et à courte vue, procédant de la toute-puissance irresponsable de Bercy.
On a vu aussi les grands élus locaux venir pallier les défaillances de l'État. Le chef de l'État qui a été si jacobin depuis le début de son mandat peut-il réellement accepter de céder du pouvoir via une décentralisation plus poussée ?
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le girondisme n'est pas la première langue du président. Mais dans la société politique française, le jacobinisme est fortement partagé. Après, c'est aux élus locaux de se mobiliser. Ils peuvent imposer une nouvelle France. Les conditions sont réunies : l'époque est historique et les Français disponibles à une autre France autrement. Dans les élections municipales, le plébiscite des sortants n'avait pas un autre sens : « À vous de jouer ! »
Emmanuel Macron a esquissé, sans le détailler, un monde de l'après-crise où la protection et la reconnaissance des humbles seraient mieux prises en compte. Un virage à gauche que vous allez saluer, j'imagine…
Le président Emmanuel Macron n'a pas en-tête un tournant à gauche. Mais il réfléchit à un nouveau cours rooseveltien écologiste. Ceci pour des raisons politiques évidentes, le libéralisme économique ne va pas être de saison. Il pense ainsi recapitaliser son « progressisme » dissous dans le centre droit. Il fait l'analyse qu'il s'agit d'une vraie nécessité pour la France. D'ailleurs, il avait esquissé un pas en ce sens lors de sa visite à la convention citoyenne évoquant un référendum sur les propositions écologistes. Comme à droite, c'est le trop-plein de candidats à l'élection présidentielle et, sur le reste de l'échiquier, personne ne se dégage, le « Macron nouveau » espère rebondir. Mais tout ceci sous-estime quelque peu une économie où les entrepreneurs auront d'abord la préoccupation de vendre et les consommateurs celle de rester salariés, où les entrepreneurs ne voudront pas investir, où les consommateurs rechigneront à consommer, où la dette s'envolera. Et, enfin, les premiers de tranchée de la guerre sanitaire vont demander les dividendes de leur courage. Le retour du social, et pour tout dire du peuple, va être violent avec son million de chômeurs en plus et des quartiers où la faim rôde.
Avant la crise, tous les commentateurs disaient que la présidentielle de 2022 se jouerait à droite, et que Macron s'en remettrait à un socle d'anciens électeurs LR. L'épicentre du pays va-t-il se déplacer vers les extrêmes, selon vous ?
Toutes les cartes sont rebattues. Tout est possible pour la présidentielle à venir. C'est la réponse aux défis devant le pays qui sélectionnera le prochain président.
Le chef de l'État a évoqué une sorte d'Union nationale. Le Parti socialiste doit-il en être et à quelles conditions ?
Je vous l'ai dit, cette question ne sera pas posée au Parti socialiste. Car le président Macron ne va pas négocier une grande coalition. Ce n'est pas dans notre culture. Et le locataire de l'Élysée n'a pas envie de remettre en scène Les Républicains ou le Parti socialiste. La tâche la plus urgente et au-delà de l'unité toujours nécessaire à gauche, c'est la reconstitution d'une force alternative à gauche sur des bases totalement renouvelées. Cela demande de l'humilité et un très gros effort de travail intellectuel. Il n'y aura pas de voie de traverse ni de substitut provisoire. Je suis persuadé que c'est attendu, nécessaire à l'unité, et indispensable au pays.
Mais après un tel choc et devant des options majeures pour le pays, peut-on se passer d'un retour devant les Français ?
Dans quelques semaines nous serons fixés. Serons-nous face à des épisodes de confinement à répétition ? Serons-nous devant un affaissement économique ? Ou verrons-nous une combinaison des deux avec une forte contestation venue de tous les horizons ? La réponse à ces questions sera soit une demande d'ordre sous couvert d'union nationale, soit une demande de renouveau via des élections générales. Mais il est probable que le président Macron tentera une voie de traverse autour d'un nouveau cycle : ce fameux « green deal ». Cela ne peut fonctionner sans consulter le peuple. Car il faudra légitimer cette nouvelle offre sous une forme ou sous une autre.
Nos voisins n'ont pas tous eu recours à des lois d'exceptions sanitaires. Qu'est-ce que cela dit de la France ? Qu'elle n'est qu'une démocratie partielle ?
Je remarque que les Français réputés peu disciplinés ont respecté les consignes de confinement.
Mais c'est une des tares de notre centralisme bureaucratique. Il faut toujours des textes qui donnent tout le pouvoir à l'exécutif. Comme si on n'était pas suffisamment centralisé en France. J'ai été halluciné par le pointillisme de la loi d'exception sanitaire. J'ai eu très peur que le tracking touche aux libertés publiques. Je fus consterné par la circulaire Blanquer qui traite de tout y compris du repli communautaire des musulmans. J'ai été étonné que l'on rabroue publiquement les présidents de région et leurs propositions de déconfinement au prétexte que l'État décide, les collectivités locales appliquent. Tout cela manque de discernement et, franchement, nous ne sommes pas une démocratie adulte.
L'Europe doit s'entendre sur un plan de relance. Les fractures Nord-Sud réapparaissent à cette occasion et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a entravé, par un arrêt cette semaine, les marges de manœuvre de la BCE. Prenez-vous au sérieux les risques d'un éclatement de l'UE, déjà mille fois annoncés ?
C'est un événement majeur. On peut faire comme si on n'avait pas vu. Mais la cour de Karlsruhe vole non seulement au secours du gouvernement allemand dans le débat sur les eurobonds, mais intime l'ordre à une institution communautaire de se justifier au regard des traités. Il y a la forme d'un nationalisme institutionnel. Quand, au fond, il suffit d'écouter les dirigeants du SPD : « L'Allemagne veut une Europe allemande et non une Allemagne européenne. » Cela ne va pas s'arranger entre deux contacts franco-allemands ou dans les couloirs d'un sommet. Voilà une autre crise qui vient s'ajouter à celle que nous devons gérer. Il va falloir changer de braquet, car non seulement l'Italie ou l'Espagne risquent de s'effondrer, non seulement l'Europe risque de partir en quenouille, mais la France, voire l'Allemagne, risque d'être emportée par ce défaut de solidarité. Il faut une stratégie d'amicale pression sur l'Allemagne et un budget dédié à la lutte contre la pandémie. Nous devons nous adresser à l'opinion européenne. La subsidiarité ne fonctionne pas, il est nécessaire de passer à l'Europe coopérative. Et pour être plus clair vis-à-vis de nos amis allemands : la France a toujours été au rendez-vous des difficultés allemandes. Cette dernière se doit d'être au rendez-vous des difficultés de l'Europe.
Pour lire l'ITW dans le point cliquez ici