« Nous ne savons pas ce qui nous arrive et c’est précisément ce qui nous arrive » José Ortega y Gasset.

Dans la chaleur suffocante de ce début d’été, la France est triste. Elle constate, avec amertume, non seulement les effets du réchauffement climatique mais encore son déclassement comme nation ou/et au sein du pays. Tout lui semble morose : le palmarès des universités ou celui des élèves, les difficultés de son système de santé, l’inexorable montée des prix et la stagnation des salaires, le déclin de la culture, reléguée aux rayons des accessoires, la montée de la violence, de la délinquance, la mise en cause de la Police ou tout simplement la France supplantée par la Turquie comme médiatrice de la Guerre russo-ukrainienne ; sans évoquer la situation de son armée chassée du Mali, aux capacités opérationnelles réduites malgré son professionnalisme.

La démocratie n’est plus plébiscitée par les Français. La perte de la souveraineté monétaire ou la prééminence du droit communautaire, voire la tendance à la judiciarisation de la vie politique, l’État impotent et impécunieux donnent aux Français l’impression que le politique ne peut rien.

La France est la reine des sports collectifs : football, handball, volley. Mais elle s’est identifiée au coureur cycliste Thibaut Pinot qui, n’y arrivant pas dans le tour de France 2022, a résumé l’état d’esprit du moment : « Je n’apporte rien. Je suis mauvais ».  

La perspective d’être condamnés à vivre dans le ventre mou des nations ne réjouit pas les Français et la situation économique, sociale et surtout républicaine les exaspère. 

L’ Europe, ô combien nécessaire pour lutter contre l’inflation dans un climat de guerre, de pandémies ou de réchauffement climatique - tout ce que l’on ne peut maîtriser dans un seul pays - ne fait pas recette. Elle devient même le bouc émissaire des maux de la société. 

La France vit mal un étrange paradoxe. Elle n’a jamais été aussi riche : son PIB a atteint 2355 md€ en 2019 contre 453 md€ en 1980 ou 1485 md€ en 2000. Et pourtant, le rang de la France glisse graduellement. En 2021, la France est le 7ème pays au monde derrière les États-Unis, la Chine, le Japon, l’Allemagne et à des niveaux proches du Royaume-Uni et de l’Inde ... Le PIB français représente 3,1% du PIB mondial contre 6,1% en 1980 et 4% en 2000. 

Sa mutation industrielle vers la révolution de l’immatériel est pour le moins poussive, alors qu’elle a l’une des meilleures filières mathématiques au monde. Et la combinaison de cet état à l’impératif catégorique du capitalisme contemporain, c’est- à-dire la financiarisation de l’économie, moteur d’une globalisation libérale, produit des dégâts considérables en matière de désindustrialisation. Elle dérégule toutes les normes sociales issues des conflits sociaux de l’ère industrielle et de la capacité redistributive de l’État providence des « trente glorieuses ». Ce qui donne l’impression d’optique d’un âge d’or révolu. 

LA FAILLITE FRANÇAISE 

La désindustrialisation, source d’un chômage de masse, n’est plus à démontrer. Et par voie de conséquence, la stagnation relative de la productivité horaire, le recul des heures travaillées par tête, le faible taux de croissance annuelle de la productivité (0,9 %, inférieure à celle des Etats-Unis qui est de 1,53%). Cela renvoie à l’insuffisante transition numérique des PME. 

Enfin, les déficits de la France s’accumulent et se cumulent : d’abord le déficit commercial (84,7 mds en 2021) montre que la France a un déficit de compétitivité majeur et persistant ; ensuite le déficit budgétaire avec les dépenses publiques, qui représentent 61,6% du PIB et la dette, qui atteint 116% du PIB (le double de 2001 où elle atteignait 58%).

Cette trajectoire n’est soutenable qu’à condition que la croissance reste forte, les taux bas et qu’aucun événement tragique n’intervienne.

Nous sommes en état de faillite financière, à la merci de la remontée des taux d’emprunts pour rembourser notre dette. 

Une faillite comme nous venons de le voir et une faillite tout autant morale.  

D’abord parce que la question sociale concentre la question morale. Les Français ne s’accordent plus sur les valeurs en pleine mutation. L’individualisme consommateur fait des ravages dans le vivre ensemble, pendant que les communautés de toutes sortes imposent leurs obsessions. On n'ose dire leur névrose. 

La société de défiance s’accroît, le complotisme très présent et le nombre d’indicateurs qui se dégradent (suicides, consommation de psychotropes, d’alcool, de consultations psychiatriques) montrent la souffrance psychique des Français. 

LA FRANCE PAYS RICHE PEUPLÉE DE PAUVRES

La Banque mondiale classe la France à la 25 ème place en parité de pouvoir d’achat. Parmi les pays développés, la croissance du PIB par habitant apparaît comme l’une des moins rapides. L’inégalité des revenus s’est accrue depuis 20 ans, selon l’observatoire des inégalités. Les 10% du haut de l’échelle des revenus touchent aujourd'hui 7,1% de ce que touchent les 10% du bas après impôts et prestations sociales. Les 10% les plus fortunés possèdent 46,5% de l’ensemble du patrimoine des ménages. Quant à la pauvreté, elle ne se limite pas aux sans-abris, dont le nombre a doublé depuis 2012 pour atteindre 300 000 personnes selon la fondation Abbé Pierre ou aux 7 millions de Français qui ont besoin de soupes populaires. Le taux de pauvreté (percevant moins de 60% du revenu médian soit 1 102€) s’est accru passant de 12,7% en 2004 à 14% en 2016 et à 14,6% en 2020. Les pauvres sont notamment des chômeurs, des familles monoparentales mais également des travailleurs pauvres, les indépendants, les petits agriculteurs et les ouvriers agricoles. 

Le précariat est la réalité incontournable de la France contemporaine alors que le poids des dépenses contraintes dans le revenu des ménages s’est considérablement accru ces dernières années passant de 12% au début des années 60 à 29% aujourd'hui. Et là encore, les inégalités sont criantes. Ce poids des dépenses contraintes est d’autant plus important que le ménage est modeste. Il passe ainsi de 19% du revenu pour les 20% les plus riches à 31,5% pour les 20% les plus pauvres.

Et tout est à l’avenant. Les Français regardent désespérément le reste à vivre. Ils observent avec angoisse le prix du logement ou de l’alimentation. Ils s’emportent devant la marchandisation de la vieillesse. Ils constatent, parfois avec colère, que le travail ne paye pas suffisamment. Quant aux minimas sociaux, ils permettent à peine de survivre, alors que ces Français sont de plus en plus stigmatisés comme fardeau. Ils déplorent une éducation nationale de moins en moins juste et efficace, ou des inégalités devant des services publics très délabrés et les déserts publics dans l’espace rural. 

La faillite est tout autant écologique. La transition écologique est au croisement de plusieurs défis mondiaux : épuisement des ressources fossiles, réchauffement climatique. La France est plutôt un faible émetteur de gaz à effet de serre en Europe. Pour autant, la contribution de la France à ces défis implique des investissements considérables, notamment dans la recherche ou à des changements individuels et collectifs en termes de déplacements, d’alimentation, d’habitat, d’urbanisme. Elle n’est pas au rendez-vous et désespère une grande partie de la jeunesse…Voire la radicalise.

Cet état réel de la France derrière le paysage avenant de ses réussites ou de la glorification de la « start-up nation » explique le ressentiment français ou la sécession citoyenne ou l’abstention est de masse. Et pour ceux qui votent, ils le font, en majorité, pour les protestataires ou les populistes de toutes sortes.

Samedi prochain publication de la 2ème partie de ce texte : « Où va la France ? »