"Mener à bien une troisième refondation de l’Europe"

Collectif co-présidents du LAB de la social-démocratie : 

Jean-Christophe Cambadélis, fondateur de Nouvelle Société, ancien premier secrétaire du Parti socialiste (2014-2017) ; Michel Destot, ancien maire (PS) de Grenoble (1995-2014) ; Laurent Joffrin, fondateur et président de Les Engagé.e.s, ancien directeur de « Libération ».

Alain Bergounioux, membre du conseil d’administration de la Fondation Jean Jaurès

 

L’Union européenne doit avancer vers l’union politique. Un impératif qui concerne au premier chef la gauche, soulignent, dans une tribune au « Monde », l’historien Alain Bergounioux, les anciens élus socialistes Jean-Christophe Cambadélis et Michel Destot, et Laurent Joffrin, ancien directeur de « Libération ».

Beaucoup d’Européens le pressentent : la guerre en Ukraine ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de l’Union. La guerre entre Etats fait son désastreux retour sur le continent, quand nous pensions qu’elle était devenue impossible. Elle concerne des puissances dotées de l’arme nucléaire, ce qui lui donne un écho mondial. Elle s’ajoute aux autres grands défis internationaux, au premier rang desquels le dérèglement climatique.

Au fil des crises récentes, l’Union européenne a démontré sa résilience : elle a gardé sa cohésion face au Brexit, elle a résisté à la pandémie de Covid-19, elle a mis en œuvre un plan de relance commun pour prévenir la récession, elle a mutualisé une partie de sa dette pour éviter la crise financière, elle a opposé un front uni à l’agression russe en Ukraine. Ces réactions spontanées montrent, si besoin en était, que c’est en restant unie et solidaire qu’elle pourra affronter les défis à venir.

La victoire récente de coalitions nationalistes et xénophobes, en Suède et en Italie, aussi inquiétantes qu’elles puissent être, ne change pas, ou pas encore, cette donne essentielle : les partis vainqueurs ont mis en veilleuse leur rhétorique antieuropéenne et ne prévoient pas de quitter l’Union, ni même l’euro, pour la bonne raison que leur économie perdrait trop à cette rupture. Si bien que l’impératif commun aux peuples européens demeure : avancer hardiment dans la voie d’une union politique.

Elargissement vers l’est

Cet impératif concerne au premier chef la gauche européenne. L’unité politique du continent est au cœur de son identité. Le socialisme, depuis l’origine, est un internationalisme. Certes, un débat traverse depuis longtemps, et traverse toujours, les partis socialistes, sociaux-démocrates ou travaillistes : faut-il accepter une Europe qui ne serait pas socialiste ? Mais l’expérience montre que ce sont les compromis successifs qui ont fait progresser l’Union dans un sens social et écologique : pour se détacher de la prégnance du néolibéralisme, nous avons besoin de plus de coopération politique et non de moins. C’est ce qui fait la ligne de partage entre une gauche qui cultive le souverainisme national et une autre qui veut une souveraineté européenne.

Pour cette raison, il faut à tout prix saisir la perche tendue par le chancelier Olaf Scholz. Ses propositions (formulées le 29 août, lors d’un discours à Prague) en faveur d’un élargissement de l’Union vers l’est et d’un renforcement de la « souveraineté européenne » marquent un tournant dans la politique allemande. Elles répondent, avec cinq ans de retard, à celles que le président français avait avancées en 2017. Elles n’auraient peut-être pas été formulées si la situation de l’Allemagne, avec celle de l’Europe tout entière, n’avait pas changé du tout au tout. Il faut savoir se saisir des conjonctures exceptionnelles pour avancer.

Passer au vote à la majorité

Rappelons que, à deux reprises, les gouvernements français n’avaient pas donné suite aux propositions allemandes. En 1994, deux dirigeants importants de la CDU, le parti chrétien-démocrate, Wolfgang Schaüble et Karl Lamers, proposaient à la France de bâtir un « noyau » de pays membres décidés à aller plus loin dans la coopération et dans l’intégration. En 2000, Joschka Fischer, alors ministre des affaires étrangères, avait dessiné l’avenir d’une Europe plus fédérale. Faute de réponse, ces propositions étaient restées lettre morte. Nous ne pouvons pas nous permettre de manquer le coche une nouvelle fois. Bien sûr, les propositions avancées par le chancelier social-démocrate ne sont pas à prendre ou à laisser. Comme il l’a lui-même indiqué, elles demandent discussion. Ce qui n’enlève rien à leur importance.

L’élargissement de l’Union à l’ensemble des pays de l’est de l’Europe peut inquiéter s’il n’est pas accompagné d’un approfondissement institutionnel, ce que nous n’avions pas obtenu hier. C’est justement ce que veut corriger Olaf Scholz en suggérant de modifier les traités, pour passer du vote à l’unanimité au vote à la majorité, notamment en matière de politique étrangère et de politique fiscale. Il faut, d’ores et déjà, mener ce débat. Comme nous, le chancelier sait bien qu’un certain nombre de pays n’accepteront pas l’abandon de leur droit de veto. Mais la proposition ayant été faite à tous, la possibilité s’ouvre aux pays qui le veulent de mettre en œuvre les « coopérations renforcées » permises par les traités actuels, à la condition qu’elles s’ouvrent à tous les pays qui le souhaiteront. Ce sont là les moyens de progresser vers une « Europe puissance » et vers une « Europe sociale ».

Répondre par l’unité

Rappelons que la concurrence fiscale est le frein majeur qui limite les avancées sociales. Aussi bien, la volonté de construire une Europe de la défense, souvent exprimée en France, est mal comprise dans les autres Etats européens. Mais la guerre actuelle rend le débat sur l’appartenance à l’OTAN dépassé : le neutralisme n’est pas une politique sérieuse dans le monde tel qui vient. Nous devons conjuguer l’appartenance à l’Alliance atlantique et l’harmonisation des structures de défense des différents pays membres.

Le texte du chancelier contient des propositions que l’actualité ne doit pas laisser sans réponse. Il y a là un état d’esprit qui doit permettre de dépasser les anciens conflits en se donnant des buts communs pour mener des politiques qui décideront de notre avenir. L’histoire nous lance un défi : mener à bien une troisième refondation de l’Europe, après la première qui a eu lieu à la fin de la seconde guerre mondiale et la seconde, à la fin de la guerre froide.

A chaque fois, les Européens ont répondu par l’unité à des bouleversements géopolitiques ; il en va de même aujourd’hui. Les femmes et les hommes de gauche, européens convaincus, doivent être les acteurs de l’histoire en cours, en faisant leurs les deux questions par lesquelles Olaf Scholz a terminé son discours de Prague : « Quand, si ce n’est maintenant ? Qui, si ce n’est nous ? »

Pour en lire plus dans le Monde, cliquez ici