Prohiber les signes religieux partout, c'est dévoyer la laïcité et renforcer le communautarisme
Il y a là une double erreur : l’une tient à la nature de la laïcité, l’autre à l’efficacité du combat contre le séparatisme communautaire.
Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.
Cette phrase d’Albert Camus peut être présente à notre esprit lorsqu’on considère l’actuel débat sur la laïcité, tant les confusions, volontaires ou involontaires, sont grandes.
Ce principe, en effet, est instrumentalisé de tous côtés. Et depuis la première controverse sur les “foulards” de Creil en 1989, tout se passe comme si l’on n’avait rien appris, les mêmes arguments revenant sans cesse, mais de manière de plus en plus violente, mélangeant la laïcité aux problèmes du communautarisme, de l’immigration, de la sécurité, sans penser la spécificité de chacun d’eux.
Cette permanence s’explique, certes en partie, par une tension qui existe dans la notion même de laïcité hier comme aujourd’hui.
Il y a ceux qui estiment que la laïcité française peut et doit être une pensée du pluralisme dans la société, accordant une place à toutes les identités spirituelles par une politique de reconnaissance réciproque.
Il y a ceux qui privilégient une visée universaliste qui demande aux individus de transcender leurs différences pour pouvoir réellement vivre ensemble.
Mais malgré cette polarité appelée à durer, la législation et le droit ont largement contribué à encadrer les libertés de convictions, donnant des règles plus claires qu’on ne le dit souvent.
Il est utile de le rappeler pour savoir de quoi l’on parle. Les fonctionnaires quels qu’ils soient et toutes celles et ceux qui exercent une mission de service public sont soumis à une obligation de neutralité, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent, dans l’exercice de leurs fonctions, manifester leurs convictions religieuses. Mais ce devoir ne s’impose pas aux usagers des services publics, sous réserve évidemment de ne pas porter atteinte à l’ordre public.
Les élus ne sont pas soumis à cette obligation, hormis lorsqu’ils exercent une fonction d’officier d’État civil.
À l’école, on le sait, le foulard et le voile, comme signes religieux ostensibles, sont interdits parce que les élèves sont mineurs et qu’ils doivent se construire sans une pression qui agirait comme une contrainte.
Les parents accompagnateurs dans les sorties scolaires n’exercent pas une mission de service public, mais apportent une aide logistique. Le Guide de l’Éducation Nationale indique cependant que les signes d’appartenance religieuse peuvent et doivent être retirés si les discours et les comportements traduisent une volonté de propagande ou de prosélytisme.
À l’Université, en revanche, les étudiants sont adultes et responsables de leurs choix. Depuis quelques années, la jurisprudence a comblé les vides en statuant sur ce qui est licite ou non dans l’entreprise, l’hôpital, les associations... et les règlements intérieurs sont de plus en plus nombreux à préciser les règles de comportement.
Enfin, l’espace public (rues, jardins, plages...) est libre. Mais, pour des raisons de sécurité et non en raison des principes laïcs, depuis la loi d’octobre 2010, il est interdit de porter une tenue dissimulant le visage, comme une burqa ou une cagoule.
Faut-il aller plus loin ? L’énumération précédente montre que nous mettrions alors en œuvre une prohibition pure et simple de l’expression des signes religieux dans l’espace public, concernant, au premier chef l’Islam, mais par voie de conséquence toutes les religions. Certes, au cours de notre Histoire, cette vision a toujours été portée par un courant, plus laïciste plus laïque, qui entend que la religion demeure une affaire privée. Aujourd’hui, il conflue avec des positions et des discours politiques venant de l’extrême droite et de la droite, mais aussi de la gauche, qui pensent que l’interdiction des signes religieux dans l’espace public est le meilleur moyen de lutter contre le communautarisme, rabattant ainsi, qu’on le veuille ou non, l’islamisme, projet politique qui se revendique de la religion, sur l’Islam.
Il y a là une double erreur : l’une tient à la nature de la laïcité, l’autre à l’efficacité du combat contre le séparatisme communautaire. Disons-le en quelques mots: la laïcité, telle qu’elle résulte du processus historique qui a mené à la loi de 1905, sur la séparation des Églises et de l’État, est un principe étroitement lié aux valeurs fondamentales de la République. La laïcité est d’abord une liberté : la liberté de conscience qui permet de croire ou de ne pas croire, la liberté de pratiquer une religion, dans la mesure où les manifestations de l’expression religieuse ne mettent pas en cause l’ordre public. La laïcité garantit ensuite le respect du principe d’égalité. La séparation des Églises et de l’État permet d’assurer l’égalité entre tous les citoyens quelles que soient leurs convictions. Athées, agnostiques, croyants ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. La laïcité, enfin, est une condition de l’idéal républicain de fraternité. Elle s’oppose, en effet, à ce qui divise et sépare. Elle doit être un facteur de concorde.
Nous pensons que c’est le respect et la mise en œuvre de ces principes qui donnent les meilleures opportunités de lutter contre les phénomènes communautaires qui peuvent déchirer la nation. Ce n’est pas en renforçant l’isolement de populations entières dont, pour une large part, les conditions de vie économique et sociale favorisent déjà le repli qu’on les aidera à se dissocier des forces sectaires qui instrumentalisent leur religion.
La laïcité n’est évidemment qu’une partie de la réponse et ne peut suffire à tout. L’ensemble des politiques publiques est concerné, avec notamment la présence et l’action des services publics sur tout le territoire.
Ce qui importe fondamentalement, c’est que tous les citoyens et tous les groupes de notre société partagent une même culture démocratique. La tâche est rude, mais elle n’aurait aucune chance de réussir si nous la menions sur de mauvaises bases, dans la confusion des pensées et dans la malignité des sentiments.
Les signataires de cette tribune :
Alain Bergounioux, historien - Maurice Braud, membre du Bn du PS, cadre dans le privé - Jean-Christophe Cambadélis, ancien député, président de “J’aime la gauche” - Philippe Doucet, ancien député - Laurent Dutheil, ancien sénateur - Rita Maalouf, chercheuse labo LADYSS / CNRS - Édouardo Rihan Cypel, ancien député - Nawel Oumer, avocate à la cour, conseillère de Paris - Olivia Polski, adjointe au maire de Paris - Nicolas SFEZ, avocat à la cour, enseignant à Sciences-Po - Yannick Trigance, conseiller régional Ile de France - Henri Weber, ancien député européen
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