Challenges : Était-ce bien le moment, en pleine crise épidémique, économique, sociale, de se lancer dans un projet de « Nouvelle société » ?

Jean-Christophe Cambadélis : C’est le bon moment. Nous sommes confrontés aux crises conjointes, sanitaire, économique, sociale, démocratique. La gauche doit être à la hauteur des défis. Si la gauche n’a pas un nouveau dessein, elle n’aura pas de nouveau destin. Le dessein, c’est une « Nouvelle Société ». Le destin, ce sont les moyens pour y arriver. Nous sommes à un moment historique, mais aussi un moment charnière. Cette nouvelle époque impose une nouvelle donne. L’après élections municipales verra le retour de la droite et de la gauche. Temps nouveaux et nouveau cycle. Pour cela, la gauche doit se refonder, se réinitialiser, se réinventer, se reformuler.

Ce n’est pas trop tard pour l’élection présidentielle de 2022 ?

Faire l’impasse sur la présidentielle, comme le suggère nombre de mes camarades, c’est accepter une gauche aphone dans ce moment décisif. Et cette gauche ne reviendra pas. Le paysage politique s’organisera alors pour longtemps entre nationaux-populistes et libéraux.

Ce qui paraît paradoxal, c’est d’emprunter le titre d’un vieux projet –« La Nouvelle société »- voulu par Jacques Chaban-Delmas en 1969 et qui lui a valu d’être renvoyé par le président Pompidou...

L’enjeu de la période est bien celui d’une « Nouvelle Société ». C’est à ce niveau qu’il faut situer le débat. Car c’est ce qui sourd confusément de tous les pores de la société : le grand changement. Il y a des moments où la « Nouvelle Société » s’impose. La vieille société issue de l’après-guerre et des Trente Glorieuses agonise. Les institutions qui la portaient ne sont plus en capacité de répondre à la demande nouvelle. Il faut proposer une « Nouvelle société », sinon la vieille société va se décomposer.

« Tout a changé et tout doit nous changer »

La social-démocratie, dont vous êtes issu, n’est donc pas à l’agonie...

Elle peut renaître à condition qu’elle se reformule. On ne peut pas aborder – c’est peut-être le reproche que je ferais à la gauche – les temps présents avec des idées d’hier forgées dans des concepts d’avant-hier. Tout a changé et tout doit nous changer. Il ne s’agit pas d’être contre un homme et sa politique, il s’agit d’offrir une alternative. La gauche et la droite ne doivent pas s’organiser autour du rejet de Macron, mais se fonder sur des projets. Dans la bouderie démocratique depuis maintenant 20 ans, les alternances ne sont que des rejets. L’idée de travailler sur une nouvelle offre politique, au-delà des appareils, me semble urgente.

Les sondages pour l’élection présidentielle donnent aux différents candidats de gauche de faibles scores...

C’est la confirmation de l’urgence. Il y a une dichotomie : la gauche est puissante dans les collectivités locales et dans la rue ; mais elle n’est pas capable d’offrir une alternative. Donc, le peuple français n’en voit que deux : Marine Le Pen pour les protestataires, Emmanuel Macron pour ceux qui refusent les protestataires. Les deux ne sont forts que d’un refus. Il faut rompre avec ces stratégies de refus et inventer la nouvelle France.

Quelle est votre thèse prioritaire ?

L’intégrité humaine. C’est la question qui doit être au coeur de toutes les politiques. L’intégrité humaine permet tout à la fois de poser la question démocratique face aux algorithmes, face à la montée du national-populisme et du populisme. Elle permet de poser la question sociale, la question climatique. C’est le concept commun qui prend la place du vieux concept d’émancipation. L’intégrité humaine doit être le fil à plomb de toute la pensée de gauche aujourd’hui. Cela ne va pas sans une deuxième idée : reprendre le contrôle de l’intégrité humaine, ainsi que de son destin. Car tout concourt aujourd’hui à exclure le citoyen de la marche des affaires et de la marche du monde.

Donc humanisme, écologie, intégrité. Qu’ajouteriez-vous à ce triptyque ?

Le patriotisme républicain. Le constat est implacable : l’Etat est en train de se défaire. C’est pour cela que j’appelle à un nouveau compromis historique entre l’Etat jacobin et les régions. Mais on voit que, dans le même temps, la démocratie des tribus détruit le lien commun. Celui-ci est à reconstruire autour d’un projet France.

Un projet qui parle au monde ou qui parle essentiellement à la France ?

C’est le propre de la gauche que de penser le monde pour pouvoir parler à son pays.

Mais on a découvert, à la faveur de cette épreuve épidémique, à quel point la prétention universaliste était en décalage avec la paupérisation de nos moyens...

Emmanuel Macron a mis à côté de la plaque. L’Etat n’a pas tenu comme il le dit. L’Etat est en voie d’affaissement. Prétendre le contraire, c’est s’interdire de faire le bon constat et empêcher les Français de dresser l’inventaire. Ils ont constaté avec effarement que l’Etat qu’ils vénèrent comme vecteur de l’égalité et de l’efficacité n’a pas été au rendez-vous de l’histoire. Ils étaient sûrs que nous avions le meilleur système de santé du monde. Et il s’avère être dans le milieu du tableau, démuni de tout. Cela fait suite au déclassement de l’Education nationale, de nos universités, de la culture. La crise de l’Etat jacobin est partout. Non seulement les moyens manquent, mais l’Etat jacobin ne correspond plus aux Français d’aujourd’hui dans la France d’aujourd’hui. Cet Etat sclérosé, impotent, sans argent, a une apparence, la Nation, mais une réalité, la décomposition.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi une façon archaïque d’exercer l’autorité de l’Etat, comme un surveillant général s’adresse à des enfants turbulents qu’il faut contenir ?

L’infantilisation est consubstantielle à la Vème République. Nos institutions centralisées autour du monarque républicain et de son bras armé, Bercy tiennent les français pour « des veaux ». Toute la vie politique française est articulée autour de ce but suprême : devenir le monarque républicain qui aura tous les pouvoirs. Les Français sont considérés comme des empêcheurs de tourner en rond ingouvernables. Donc on leur retire toute gouvernance.

Passer à la démocratie adulte se ferait grâce à ...

Grâce à un nouveau compromis historique redonnant la parole au peuple et retrouvant l’efficacité. Libérons le Parlement avec la fin de l’article 40 et donnons-lui la maîtrise du budget de la Nation. Rompons avec la mainmise de Bercy. Donnons aux régions de nouveaux pouvoirs. Sanctuarisons les services essentiels des Français et refondons les taches régaliennes de l’Etat, police, justice, diplomatie. C’est une nouvelle architecture pour une nouvelle France.

Et un scrutin proportionnel ?

La proportionnelle, bien sûr et vite. On ne peut aborder l’instabilité dans laquelle nous sommes sans les moyens de la coalition. L’immobilisme est le produit de nos institutions et du mode de scrutin qu’elles induisent. Les problèmes sont tels qu’ils exigent des moyens nouveaux pour les conjurer. Ces décisions ne peuvent plus être portées par un seul homme. En faisant éclater le bipartisme, Emmanuel Macron a libéré le populisme et récolté la fragmentation. On ne peut plus gouverner seul avec 20% des voix au premier tour de la présidentielle se muant en une majorité artificielle au second. Cela ne dure au mieux que 6 mois.

Nous sommes confrontés aux tournants climatique, social, économique, à la nouvelle architecture France. On ne peut donc l’aborder avec une base de premier tour étroite. Il nous faut la proportionnelle, avec des partis réidentifiés et capables de construire des coalitions majoritaires susceptibles de faire rentrer le populisme dans son lit et de retrouver le chemin de l’efficacité.

« Les prétendus identitaires ne sont pas de « bons français »

Les questions identitaires et sécuritaires ne vont-elles pas obscurcir le débat ?

Là, la gauche pèche par son manque de réactivité. Il faut opposer à l’identité ethnique les valeurs de la République. Pour moi, l’identité, c’est la République. La Nation, c’est la République. C’est la spécificité française. Les principes républicains sont à citer à l’ordre de la morale de l’humanité. C’est de ça dont il faut être fier, pas d’être des Français de souche. Faute d’avoir revendiqué ce patriotisme républicain, s’est installée une idée dominante : le nationalisme identitaire. Il faut répondre à ça par ce nouveau dessein, en arrêtant d’être théorisés par des identitaires. La gauche se tait et se réfugie dans un antiracisme de bon aloi qui n’a aucune prise. Au contraire, il faut aller dire aux prétendus identitaires qu’ils ne sont pas les « bons Français » parce qu’ils remettent en cause le fondement même de la République, la fraternité laïque.

« Le but de Macron : casser l’écologie et la gauche »

Vous croyez en la capacité d’Emmanuel Macron de se réinventer ?

Je l’ai cru. Mais, plus on avance, plus sa nouvelle synthèse libérale-écologique n’est pas une réinvention, mais un nouveau « en même temps ». Il ne veut pas quitter l’orientation libérale qui fut la sienne depuis le début du quinquennat. Il a l’impression de déchoir. Quand il a annoncé qu’il voulait se réinventer, j’ai cru qu’il reviendrait au « nouveau progressisme » et qu’il romprait avec cette politique. Terminée la réforme des retraites, retour sur l’allocation chômage, renégociation avec les syndicats, injection d’argent dans les hôpitaux... Or, rien de tout ça. Sur la question écologique, c’est pour l’instant une instrumentalisation de la convention citoyenne en vue de briser en deux l’élan écologique du pays. Le but de Macron ?

Casser une dynamique possible entre les écologistes et les forces progressistes. Il a l’air de vouloir maintenir la réforme des retraites parce qu’il pense que la gauche ne viendra jamais, donc il estime que mieux vaut rester à droite...

Comment, à gauche, régler le problème du candidat à la prochaine élection présidentielle ?

D’abord, il faut créer un élan, une perspective nouvelle, une dynamique. J’en reste à la formule de Lionel Jospin : « Mitterrand nous a fait autant que nous l’avons fait ». La présidentielle, c’est un projet, une stratégie et un homme (ou une femme). Nous n’avons aucun des trois. Si nous commençons par l’homme ou la femme, nous n’avons aucun moyen de l’imposer. Si nous débutons par la stratégie, l’union sans contenu dissout les identités. Il faut commencer par le projet de société. Je le dis avec force : profitons de la repolitisation post-confinement pour bâtir un projet mobilisateur. Il faudra le traduire en termes de programme, puis le proposer à nos partenaires avec un esprit de coalition. Je le précise avec force : la gauche ne peut gagner la présidentielle sans le PS. Un PS reformulé, refondé. Mais personne ne peut faire l’impasse sur son réseau, son expérience, sa crédibilité, ses finances.

Cela étant posé, nous pouvons résumer l’équation politique ainsi : les écologistes doivent inventer l’écologie de gouvernement, les socialistes, doivent se réinventer et la gauche anti-libérale doit inventer une manière de pratiquer l’unité. L’alignement des planètes se produira lorsque chacun aura fait sa part de job. Il revient au PS de se dépasser, de se renouveler, de se ressourcer. Bref, il faut une nouvelle force capable d’incarner l’alternative. L’union, ô combien nécessaire et enfin en marche, ne peut être un substitut provisoire à cette impérieuse refondation.

Mais une force verte prétend à l’hégémonie à son tour...

Tout dépend si, aux élections municipales, les Verts font un grand chelem ou pas. Si les écologistes n’intègrent pas une culture de gouvernement, ils seront une force de protestation, puissante certes, mais seulement une force de protestation quand les socialistes, eux, ont un réseau incomparable et auront plus d’élus, plus de villes avant l’élection présidentielle. Mais si les socialistes ne créent pas une nouvelle offre, organisationnelle, politique, idéologique, ils termineront comme la SFIO, de triste mémoire. La gauche anti-libérale, elle, est puissante dans la rue, tonitruante dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, mais si Jean-Luc Mélenchon a fait l’impasse sur les élections municipales, c’est qu’il n’est pas capable de rassembler. Chaque ensemble de la gauche est confronté à son principe de Peter.

S’il y a un second tour Macron-Le Pen, des électeurs socialistes disent qu’ils ne se reporteront plus sur Macron...

C’est ma hantise. C’est pour ça qu’il faut que la gauche soit une alternative. « Au premier tour on choisit, disait Mitterrand, au deuxième tour on élimine ». Qui sera éliminé ? Malgré le Brexit, malgré le fait que Trump ait été élu, il y a une sous-estimation dans nos élites de la haine des ... élites. C’est pour cela aussi que cette élection présidentielle de 2022 sera historique : serons-nous emportés par cette haine ou serons-nous capables de redevenir attractifs et de retrouver le peuple perdu ?

Propos recueillis par Nicolas Domenach

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