ENTRETIEN. Pour l'ancien patron du PS, en plein conflit sur les retraites, le « techno-bonapartisme » de Macron explique le dialogue de sourds avec la CFDT. Propos recueillis par Emmanuel Berretta

Retiré des affaires, Jean-Christophe Cambadélis conserve un œil attentif sur la marche du pouvoir. L'ancien premier secrétaire du PS a bien connu Emmanuel Macron à Bercy. Il analyse le conflit sur la réforme des retraites à travers la personnalité du président. Dans un ouvrage publié en fin d'année dernière, Le Dîner des présidents (éditions Kero), il s'amuse à imaginer un repas entre Emmanuel Macron, François Hollande, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy où chacun expose sa vision des choses le soir où les Gilets jaunes tentent d'envahir l'Élysée. Comme une petite pièce de théâtre enlevée où on se chambre, on se contredit et on s'inquiète ensemble de l'avenir du pays. Un an plus tard, les Gilets jaunes ont laissé la place à la plus longue grève en continu dans les transports

Le Point : La lettre d'Édouard Philippe aux partenaires sociaux revient provisoirement sur l'âge pivot. Va-t-on enfin sortir du conflit ?

Jean-Christophe Cambadélis : Emmanuel Macron recule sans reculer, tout en reculant. Pour autant, c'est un succès pour la CFDT, l'Unsa et la CFTC. Les différentes mesures transitoires, l'augmentation des salaires (des enseignants, NDLR), le maintien des régimes spécifiques, le minimum contributif ou le retour de la pénibilité sont les autres détricotages déjà obtenus par le mouvement de grève et la CGT, FO et la FSU.

Le terme « suspension », à propos de l'âge pivot, fait un peu « jeu de bonneteau ». Dans le climat de méfiance vis-à-vis de l'exécutif, il n'est pas certain que la formule satisfasse une partie des grévistes de base. À mon sens, comme pour les Gilets jaunes après leur succès (l'obtention de mesures sur le pouvoir d'achat pour 17 milliards d'euros, NDLR), le mouvement va continuer et se radicaliser. De l'autre côté, les soutiens du pouvoir vont trouver que cette réforme des retraites commence à coûter très cher.

Vous qui avez connu Emmanuel Macron au sein de la hollandie, comment expliquez-vous que le président de la République mette autant de temps à transiger avec la CFDT, le syndicat réformiste partisan de la retraite à points ? D'où vient ce problème entre Macron et la CFDT depuis le début du mandat ?

Emmanuel Macron, ministre de l'Économie, me vantait sa bonne entente avec… Philippe Martinez sans que je sache si cela était réel ou une construction. Pour lui, le rôle d'un syndicat est de s'opposer, voire de négocier, pas de proposer. La CGT dit « non », c'est simple, alors que la CFDT dit « faisons autre chose autrement ». Dans la conception technocratique du président, ce n'est pas acceptable, car le syndicat n'a pas, pour lui, la légitimité démocratique. La démocratie sociale ne peut se substituer à la démocratie politique issue du suffrage universel. Cela rejoint la culture techno-bonapartiste du président où les corps intermédiaires ont leur légitimité, mais ne peuvent s'ériger en pouvoir concurrent. Dans sa vision un peu datée de la démocratie française, seul le président issu du vote du peuple a une légitimité. Il peut, à la rigueur, prendre avis auprès des corps intermédiaires, mais il décide, le gouvernement exécute et le Parlement ratifie. Le reste est perte de temps, palabres et inefficacité : le président ne pratique pas le compromis. Le débat va de haut en bas. Il répond aux questions, avec brio, mais ne négocie pas. La « totale présidence » est nécessaire à l'adaptation au modèle anglo-saxon. Elle ne peut être cogérée. On ne peut être en surplomb et, en même temps, de plain-pied avec les corps intermédiaires. La retraite par points, ce n'est pas la thèse de la CFDT, mais celle de son programme présidentiel adoubé par les Français. Ce n'est pas la CFDT qui fixe les lignes rouges, mais lui. Il ne parle pas avec la CFDT, il la reçoit.

Le gouvernement ne cesse de dire que cette réforme est une réforme de gauche puisqu'elle prévoit un rehaussement de la retraite minimale et une revalorisation des carrières des profs, tout en préservant le principe de la retraite par répartition. Ce conflit repose-t-il sur un malentendu ?

Le contexte est souvent plus signifiant que le texte, même si, dans la réforme de la retraite, le contenu a son importance. L'exécutif est durablement minoritaire, mais il s'est entretenu dans l'illusion qu'il avait gagné les européennes et le conflit avec les Gilets jaunes. Fort de ce constat, il a voulu changer le système des retraites, s'attaquer aux régimes spéciaux, siphonner les régimes autonomes, équilibrer les comptes en instaurant un âge pivot, gage de cet équilibre, et donner un signe à la droite. C'était jouer à la roulette russe en ayant chargé tout le barillet.

Enfin, on oublie la faute de psychologie sociale. Elle a consisté à imposer une réforme de l'assurance-chômage frappant durement les plus faibles, braquant les syndicats, principalement la CFDT, quelques semaines avant le 5 décembre 2019. L'opinion, elle, n'a pas bronché, mais a enregistré.

Pourquoi nier que nous devrons tous travailler plus afin d'assurer un équilibre entre les actifs qui cotisent et les retraités qui vivent des cotisations ? Pourquoi nier cette évidence mathématique ?

Depuis 30 ans, mis à part le RMI, les 35 heures et la pénibilité, toutes les réformes se sont conclues par un moins-disant social. Le rejet de l'exécutif combiné au ras-le-bol du « toujours moins » explique qu'une majorité des Français s'oppose à la réforme. Quant à votre argument, il est robuste. Mais vous savez que c'est un choix politique très Bercy de dire « nous ne pouvons consacrer que 14 % du PIB à nos retraites ». C'est le même débat que pour les 3 % de déficit budgétaire. On s'y accroche, on le défend, on raille les opposants, puis, un jour, un président dit « foutaise… » (allusion aux déclarations d'Emmanuel Macron à The Economist estimant que la règle des 3 % n'est plus pertinente au XXIe siècle, NDLR).

Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, a signé un texte commun avec, notamment, Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), Fabien Roussel (PCF), Julien Bayou (EELV) et Philippe Martinez (CGT) pour demander le retrait de la réforme et l'ouverture de vraies négociations avec les syndicats. Cette union de la gauche peut-elle déboucher sur une recomposition du paysage politique à terme ?

La gauche a besoin d'unité. Elle est trop fragmentée. Il faut tout faire pour la rassembler. Mais la gauche a besoin pour convaincre de clarté et de vérité... L'unité contre des projets ne fait pas l'unité sur un projet. Je forme donc les vœux que se construise une nouvelle offre pour une gauche nouvelle. La gauche est confrontée à l'impérieuse nécessité d'un nouveau dessein qui réponde aux Français d'aujourd'hui dans la France d'aujourd'hui.

Dans votre livre Le Dîner des présidents, vous dites que le PS n'a plus qu'une seule facette, le socialisme municipal. Est-ce à dire qu'il joue sa survie en mars prochain aux municipales et que, en cas d'échec, il faudra baisser le rideau ?

La gauche municipale est une spécificité française qui n'existe ni en Grande-Bretagne, ni en Allemagne ou en Espagne. Une défaite serait un désastre et sûrement un point de non-retour. Mais nous allons surtout assister à un lourd échec de LREM qui cherche déjà à maquiller les résultats en se cachant derrière des divers droite. Le calendrier sur les retraites démontre que le gouvernement a fait l'impasse sur les municipales.

Vous dites aussi que la gauche n'est plus audible parce qu'elle ne pense plus. L'aspiration à l'égalité qui a été sa force ne suffit plus à en faire une force politique dynamique. Vous voulez y substituer le concept d'« intégrité de la personne ». Qu'est-ce que vous entendez par là ?

L'intégrité humaine pour une société décente est la forme moderne d'un nouveau progressisme. Climatique, numérique, démocratique, partout, l'intégrité humaine est mise en cause. Et je n'évoque pas les féminicides, les maltraitantes, la souffrance au travail, la fin de vie et les racismes ou, dans d'autres domaines, la santé, le logement, l'éducation…

L'intégrité, partout, permet d'unir les aspirations écologiques républicaines et sociales. Et la société décente est le nouveau but du socialisme.

Vous écrivez que la gauche a perdu le contact avec le peuple parce qu'elle répugne à aborder le débat sur l'identité. Comment la gauche pourrait-elle investir ce thème jusqu'ici l'apanage de la droite identitaire et de l'extrême droite ?

Oui, c'est l'angle aveugle de la gauche : soit elle défend un internationalisme désincarné ; soit elle fait de la nation un cadre d'uniformisation. La gauche doit défendre un patriotisme républicain qui se différencie du nationalisme identitaire de la droite et de l'extrême droite. La nation, ce sont des valeurs, pas un ADN des Français de souche. Je rappelle qu'une souche est un arbre mort. La liberté ordonnée, l'égalité réelle, la fraternité laïque sont le socle d'un patriotisme républicain, d'une nation vivante.

Emmanuel Macron voulait être « en même temps de gauche et de droite ». Est-il dans la lignée d'un Valéry Giscard d'Estaing, d'un Mitterrand époque 88 ou du général de Gaulle sans la dimension historique ?

Je crois que le président ne ressemble ni à Charles de Gaulle, ni à Valéry Giscard d'Estaing, ni à François Mitterrand pour trois raisons : sa jeunesse et donc son tempérament, sa passion technocratique et donc son absence d'empathie dans l'action, et sa solitude n'ayant pas d'adversaires crédibles. Il règne sans partage. Quant au rassemblement, il se résume à un « ralliez-vous à ma chemise blanche ».